CHAPITRE V - Similitudes des principes de croissance des Églises avec les stratégies de développement des organisations


Pour la suite du travail et l’émergence de la problématique, il me semble maintenant important de faire observer que plusieurs des principes de croissance conseillés par le MCE sont en fait des principes de développement des organisations; que ce soit l’importance de la vision, la connaissance du milieu et la réponse à ses besoins, le style de leadership, la délégation et la formation des responsables, la direction par objectifs, la forme de la structure de l’organisation. La croissance des communautés chrétiennes observées peut en bonne partie s’expliquer par l’application de principes de gestion. McGavran lui-même encourage l’utilisation des principes de gestion pour accomplir la mission de l’Église : It is time to focus on the chief purpose of mission and to make effective use of the science of management in achieving that godly end[1].


Les pasteurs des Églises en croissance reliées au MCE et les théologiens de ce Mouvement comprennent la mission en bonne partie comme une poursuite de croissance numérique et de développement organisationnel. Cette même préoccupation de développement a été un des sujets principaux des sciences de la gestion depuis plus de cent ans. Dans les livres de gestion on trouve toute une série de principes censés favoriser l’efficacité et la croissance des organisations. Taïeb Hafsi, professeur titulaire à l’École des Hautes Études Commerciales de Montréal, me dit après avoir lu le livre du pasteur Rick Warren The Purpose Driven Church : « ceci est un livre de gestion ! ». Nous allons faire maintenant le parallèle entre les principes de croissance des Églises et les principes de gestion et découvrir que la poursuite d’efficacité dans les organisations provoque un problème de sens.


5.1 Gestion par objectifs dans les Églises


Se fixer des objectifs mesurables est une des prescriptions de McGavran. Cela permet de concentrer ses efforts et de rester « collé » à l’essentiel de la mission chrétienne[2]. La gestion par objectifs que l’on trouve dans les Églises en croissance reliées au MCE et qui est proposée comme un facteur de croissance par la plupart des auteurs du Mouvement est l'un des tout premiers principes établis par les auteurs en gestion : Pour gérer, il faut avoir un but[3].


La gestion par objectifs, comme son nom l'indique, est une méthode de management qui s'appuie sur des objectifs clairement définis et sur l’évaluation des résultats[4]. Le but peut être considéré comme la raison d'être de l’organisation, car le processus de gestion implique une prise de décision qui sélectionne des options et évalue les résultats en fonction de buts définis. C'est l'un des préceptes les plus fondamentaux du management classique et moderne, car sans des objectifs clairs, précis et connus, il est impossible de gérer[5].


On comprend mieux dans cette logique pourquoi le pasteur Cho précise l’objectif des cellules : Les cellules qui se rassemblent sans avoir comme objectif l’évangélisation n’engendrent pas la croissance de l’Église[6]. Il fixe lui-même des objectifs numériques pour chacune des cellules et pour chaque district composé de plusieurs cellules[7].


Lorsque McGavran insiste pour dire que la croissance numérique est la volonté de Dieu, qu’il faut donner la priorité à l’évangélisation et se donner des objectifs numériques, il souhaite en fait préciser l’objectif de la mission chrétienne telle qu’il la comprend. Il est difficile d’avancer si l’on ne sait pas où l’on va, ce que l’on veut et pourquoi on le veut. Clarifier la mission et ses fondements théologiques enlève les hésitations pastorales et permet d’être plus efficace.


La plupart des spécialistes du management attribuent la paternité de la gestion par objectifs à Peter Drucker. Né en Autriche en 1909, Drucker a enseigné le management à l'université de New York ainsi que dans plusieurs collèges et universités. Il a écrit un livre considéré comme une classique en gestion : The Practice of Management. On peut y lire qu’une organisation obtiendra des résultats si la Direction dirige en fonction d’objectifs[8] et utilise à la fois les ressources humaines et les ressources matérielles qui sont à sa disposition[9]. Diriger c’est entreprendre, créer, innover en fonction de ces objectifs ; ce n’est pas simplement administrer ou gérer passivement une affaire[10].


L’Église de Rick Warren, afin de clarifier ses buts et ses objectifs, a été jusqu’à mettre par écrit un énoncé de mission[11]. Les énoncés de mission on en retrouve par milliers dans les organisations[12]. Ils définissent la mission de l’organisation en termes de buts. Ces buts sont mis par écrit pour être diffusés. L’énoncé de mission présente d’une manière claire et concise l’identité, la raison d'être, la vision, la mission, les buts, les objectifs et parfois les stratégies de l’organisation. Chaque compagnie, grande ou petite, peut ainsi se diriger, motiver ses forces dans une direction précise. Les employés, les clients, les bénéficiaires, les bienfaiteurs et les actionnaires s’il y a lieu, savent ce que l’organisation représente et là où elle se dirige. L’énoncé de mission définit ce qui fait la spécificité d'une organisation par rapport aux autres. Les entreprises dont la mission est décrite avec précision seraient plus performantes.


Peter Drucker s’est beaucoup intéressé au développement et à la communication des buts de l'entreprise. Il était sûr qu’un certain nombre d’organisations disparaissent simplement parce qu'elles oublient de se poser une question élémentaire : que faisons-nous exactement[13]? Tout au long de la réflexion managériale, les buts et les objectifs sont demeurés un paradigme classique en gestion. Et l’on voit clairement les pasteurs des Églises en croissance reliées au MCE faire beaucoup d’efforts pour aider les communautés à préciser leur identité et leurs objectifs.


5.2 Planification dans l’Église et connaissance du milieu


McGavran insiste sur l’importance de la planification en disant qu’elle est un des facteurs qui permet la croissance des Églises. D’après lui, la croissance a rarement lieu sans qu’elle soit planifiée : Church growth seldom comes without bold plans for it[14]. Et comme la planification demande des ajustements continuels : Every plan requires continual adjustment to make it deliver continuous church multiplication[15], la connaissance du milieu est importante car elle permet à l’Église de mieux planifier et d’ajuster les plans au fur et à mesure[16].


La planification est un autre élément clé en gestion; elle consiste à mettre en place une action systématique, en fonction de l'objectif général de l’organisation et de sa politique d'ensemble[17]. Il existe dans le monde de la gestion un modèle, appelé communément SWOT (Strengths-Weaknesses-Opportunities-Threats) qui invite les dirigeants à élaborer leur planification en observant à la fois les forces et les faiblesses de leur organisation et les menaces et les opportunités de l’environnement interne et externe de l’organisation[18]. Le dirigeant doit choisir une planification qui tienne compte de ce que l’entreprise peut faire et de ce qu’elle devrait faire en fonction de son environnement[19]. La planification cible les personnes que l’on veut atteindre, définit les principaux services, délimite un domaine géographique, identifie les technologies nécessaires, classe par ordre de priorité les valeurs ou les objectifs, et donne un aperçu de la philosophie que l’on souhaite vivre dans l’organisation[20].


Cette utilisation du modèle SWOT s’illustre tout particulièrement dans l’expérience de Rick Warren. Le choix de ses objectifs et la planification qu’il a élaborée tiennent compte de son environnement. Il a eu souci de bien connaître le milieu dans lequel il est implanté afin de répondre à ses besoins. Sachant qu’il y avait beaucoup de très bonnes Églises dans son secteur géographique, il chercha un « marché » unique en faisant un sondage pour connaître les besoins de son milieu : I wanted to listen first to what they thought their most pressing needs were[21].


Il a ciblé une certaine partie de la population[22]. Celle qui avait le plus de chance de s’identifier à sa communauté. Il a élaboré sa stratégie en fonction de ce qu’était sa communauté et de la culture environnante : Each ot these unique people groups needs an evangelistic strategy that communicates the Gospel in terms that their specific culture can undersand[23]. Cette démarche de planification a été systématique parce qu’il souhaitait s’organiser de manière à faire de sa communauté une réponse aux attentes de son milieu. Toutefois, il est resté souple dans l’application de sa stratégie afin de s’ajuster au fur et à mesure: I’m making it up as we go along[24]. C’est ce qu’on appelle, en gestion, un modèle de stratégie incrémentale.


5.3 La structure d’Église et les groupes de maison


Un des éléments clés qui assure la croissance des Églises d’après les auteurs et les pasteurs du Mouvement de la croissance des Églises est la mise sur pied des groupes de maisons. McGavran estime qu’elles permettent aux petites Églises locales de se développer considérablement : they enable the tiny Church to grow mightily[25]. Les sciences de la gestion disent aussi que la croissance d’une organisation dépend de sa structure organisationnelle.


Des études très sérieuses montrent que les empires industriels américains doivent leur développement parfois spectaculaire aux vertus de structures de type décentralisé[26]. L’apparition de ces structures décentralisées a été possible grâce à l'initiative des dirigeants et de leur habileté à adapter moyens et effectifs aux mouvements de populations, aux progrès de la technologie, au marché et à la nature de leurs ressources. Le monde change, les stratégies doivent donc évoluer et les structures êtres adaptées à la stratégie.


Les sciences de la gestion expliquent qu’un excès de centralisation peut aboutir à une dysfonction bureaucratique[27]. Une organisation devenue trop rigide par une bureaucratie d’arrière-garde tend à résister à toute transformation empêchant ainsi l’adaptation des structures à l’environnement. Cette résistance bloque la croissance et l’efficacité organisationnelle. C’est bien le passage à une structure ecclésiale décentralisée par cellules de maison qui a permis à l’Église du pasteur Cho de croître : J’ai expliqué précédemment que la croissance de notre Église est basée sur les buts fixés et sur l’implantation de cellules de maison[28].


L’Église catholique romaine, dans les documents du Concile Vatican II et dans plusieurs de ses encycliques insiste sur le fait qu’il est du devoir de tous les baptisés de participer à l’évangélisation. Il s’agit ici d’une nouvelle approche ecclésiale missionnaire qui nécessite une structure où tous peuvent être impliqués et avoir des responsabilités. Mais les structures dans les Églises n’ont souvent pas changé. Elles continuent à consigner les membres non-ordonnés dans les bancs d’église afin qu’ils assistent aux cultes. Une structure comprenant les groupes de maison propose une meilleure alternative. Elle permet non seulement de mieux incarner la réalité de l’Église-communion mais aussi l’engagement de l’ensemble des membres de la communauté chrétienne dans la mission. Elle incarne une structure décentralisée que l’on retrouve dans la plupart des Églises en croissance reliées au MCE.


5.4 Leadership, délégation de pouvoir et motivation des membres de la communauté chrétienne


Un des freins à la croissance des Églises, d’après les auteurs du MCE est le manque de leadership de la part des responsables et l’absence de leaders laïcs dans la communauté[29]. Cho, dans ses écrits, insiste pour dire que la place du leader est essentielle. C’est de lui que doit provenir la vision et c’est à lui de la communiquer à l’ensemble de la communauté. C’est aussi lui qui fixe les objectifs, planifie, organise, prévoit un budget[30]. Il motive les membres et les récompense[31].


En gestion, très nombreuses sont les études qui ont été faites sur le leadership et la prise de décision[32]. Selon une théorie appelée chemin-but, l’efficacité du dirigeant serait en lien avec sa capacité de récompenser ses subordonnés. Les ordres sont acceptés quand les subordonnés sont persuadés qu'ils produiront pour eux des avantages immédiats ou tout au moins qu’ils permettront de satisfaire leurs besoins futurs. La récompense est liée à l'exécution de certaines tâches ou à la réalisation d'objectifs spécifiques. Cette théorie suggère aux dirigeants de stimuler la volonté des employés en augmentant la rémunération de ceux qui atteignent des objectifs fixés[33]. Ce principe de récompense est mis en application dans l’Église de Dale Galloway : The bigger their ministry becomes, the more the Senior Pastor likes it and rewards it[34]. Cho, lui, récompense et motive les responsables de son Église par la considération, la reconnaissance et l’amour[35].


Les écoles de gestion invitent les dirigeants à définir la mission de base de l’organisation, à sortir des habitudes, de la routine pour reformuler la vision, et ajuster les relations humaines pour l’accomplir[36]. Exercer le pouvoir signifie faire réaliser des choses, être l'agent du changement. Toutefois, les dirigeants ne devraient pas raisonner en termes de « pouvoir sur » mais de « pouvoir avec ». Le pouvoir est partagé plutôt qu’imposé d’où l’émergence d’un facteur clé en gestion : la délégation[37]. C’est ce que l’on constate dans toutes les Églises observées dans cette partie. Le rôle du responsable de la communauté chrétienne est certes central, mais son efficacité ne repose pas seulement sur sa personnalité ni sur ses dons, il délègue[38]. La délégation est la caractéristique des Églises en croissance. C’est quand le pasteur Cho tomba malade et qu’il fut malgré lui obligé de déléguer son autorité qu’il connut un développement sans précédent.


Avec la délégation doit venir le changement de structures afin de décentraliser l’organisation. Une volonté de délégation sans une structure décentralisée ne servirait pas à grand-chose. Délégation et structures décentralisées vont de pair. Moïse a lui-même appris, à cause de sa surcharge de travail, à déléguer ses tâches : ... Jéthro vit que c’était trop pour Moïse et il lui montra comment déléguer son autorité afin qu’il ne s’épuise plus à essayer de satisfaire les besoins de tous les gens dont il avait la charge[39].


5.5 La nécessité du changement et la quête d’excellence dans l’Église


Le MCE encourage les Églises à ne pas s’isoler de leur milieu, à s’adapter aux changements de population et à être à l’écoute des besoins. Pour faire face à l’incertitude, au changement et à la nécessité de s’adapter, la gestion propose ce que l’on appelle les projets d'entreprise. Ils sont une sorte de méthode pour les entreprises qui veulent s’ajuster à leur environnement et mobiliser l’ensemble de leurs membres dans l’accomplissement de la mission. Ces projets d’entreprise datent du milieu des années 1980 et viennent des consultants d'entreprise qui, avec les dirigeants, ont observé les défis stratégiques de notre époque[40].


Face aux mutations environnementales, ils ont constaté l’importance de la mobilisation de l’ensemble des membres d’une organisation afin d’atteindre plus efficacement ses objectifs. L’approche de Rick Warren est un excellent exemple de cette recherche d’adaptation et de souplesse nécessaires dans un monde en constante évolution, dont la culture évolue rapidement, et dont la complexité augmente. Dès le début de son ministère, il a essayé de bien connaître le milieu, la population et la culture des personnes qui constituaient son milieu[41].


Le projet d'entreprise est une méthode d’intervention comprenant à la fois une approche participative dans l’organisation du changement et une politique de gestion s’appuyant sur une vision commune pour mobiliser les membres. La philosophie du projet d'entreprise met en oeuvre différentes modalités de communication pour transmettre une vision commune. Dans cette ligne, on constate encore une similitude avec les orientations des Églises en croissance reliées au MCE. Les pasteurs y parlent beaucoup de vision; vision qu’ils communiquent par tous les moyens aux membres de la communauté chrétienne. Le projet d’entreprise met l’accent sur la notion de qualité et d’excellence et c’est ce que l’on retrouve particulièrement dans les Église des pasteurs Rick Warren et Dale Galloway qui parlent de poursuivre l’excellence dans les ministères et les services offerts : Pursue excellence in ministry from the Top Down[42]. La poursuite de la qualité totale a marqué les entreprises durant les vingt-cinq dernières années : elle correspond à la recherche du « sans déception » que l'on attend du produit ou du service. Ainsi on a vu la floraison des cercles de qualité ou de groupes de progrès participatifs dans les entreprises[43].

Le projet d'entreprise commence par une réflexion sur la mission de l’entreprise et une affirmation de son système de valeur : possibilités de développement personnel, responsabilité, implication et motivation des membres, transparence de l'entreprise, qualité, service. Il s'avère crucial dans les structures ayant à faire face à des mutations importantes comme des restructurations, des fusions et des acquisitions, et au sein desquelles les membres éprouvent des difficultés à retrouver leurs marques. Il pourrait donc apporter une méthode d’intervention pertinente aux Églises qui vivent ces mêmes restructurations, qui voudraient se resituer dans leur environnement et mobiliser leurs membres autour d’un projet missionnaire commun[44]

Dans ce chapitre, nous avons pu observer les similitudes entre les principes de croissance des Églises reliées au MCE et les principes de gestion. Parce qu’elles conçoivent leur mission en termes essentiellement numériques ces Églises ont un objectif principal : celui de multiplier les convertis. À l’instar des entreprises qui se fixent des objectifs de production, elles se fixent des objectifs numériques et se servent d’outils de gestion pour être plus efficaces. Pourtant la recherche d’efficacité dans les organisations cause parfois des problèmes ; c’est ce que nous allons le voir dans la conclusion de cette partie.


Conclusion de la première partie et émergence de la problématique


Malgré la décroissance numérique de la plupart des Églises traditionnelles en Occident, on peut, par contraste, observer certaines Églises en très forte croissance numérique. Leur existence vient désinstaller notre conviction qu’une désaffection des communautés chrétiennes est inévitable. Les exemples d’Églises en croissance choisis et présentés dans cette première partie sont reliés de proche ou de loin au MCE fondé par Donald McGavran.


Pour les pasteurs et les théologiens reliés à ce Mouvement, la croissance numérique est la volonté de Dieu car elle signifie la multiplication des personnes réconciliées avec Dieu dans le Christ. Pour y parvenir, ils conseillent de donner priorité à l’évangélisation[45] et de se fixer des objectifs numériques. Ils insistent sur l’importance de la planification et de la stratégie pour répondre aux besoins du milieu. Ils conseillent aussi d’impliquer tous les membres de l’Église dans des petits groupes et de favoriser le renouveau spirituel au sein de la communauté.


Les Églises influencées par le MCE se servent d’outils de gestion dont l’efficacité est parfois considérable : gestion par objectifs, planification et prise en compte du milieu, adaptation de la structure, techniques de leadership, quête d’excellence. Certains principes psychologiques de motivation sont utilisés pour être plus performant dans l’accomplissement de la mission.


Malgré la richesse et les lumières que peuvent apporter l’expérience et les enseignements du MCE à différents niveaux, la priorité quasi absolue données à l’évangélisation et la poursuite d’objectifs numérique questionne. Des études montrent que des problèmes de sens surgissent dans les organisations qui conçoivent leur mission en termes essentiellement quantitatifs et qui visent à produire toujours plus[46]. Le fait n’est pas nouveau, il s’était manifesté de façon flagrante à l’époque de la révolution industrielle. Taylor, le fondateur de la gestion moderne, pensait que sa vision apporterait la prospérité aux patrons et aux employés. Mais ses outils de gestion ont parfois été utilisés pour les seuls profits des dirigeants, au mépris de la dignité des employés. C’est ici que surgit la problématique reliée à notre recherche : si une Église conçoit sa mission essentiellement en termes numériques et utilise des principes de gestion pour « produire » le plus possible de convertis, ne risque-t-elle pas de créer les mêmes problèmes vis-à-vis de ses membres que les organisations vis-à-vis de leurs employés ?


La question de l’utilisation inconsidérée de la gestion et des problèmes que cela pose aux organisations est toujours actuelle. Dans le livre de Thierry Pauchant : La quête du sens : gérer nos organisations pour la santé des personnes, de nos sociétés et de la nature, on découvre qu’avec le progrès des sciences de la gestion, l’efficacité est parfois poursuivie aux dépens de la santé psychologique et physique des membres et des signes de malaises téléologiques apparaissent dans les organisations. Il y a un malaise de sens.


Malgré les erreurs du passé, beaucoup d’entreprises continuent de vouloir produire toujours plus à un rythme accéléré. Certaines organisations contrôlent non seulement les tâches et les objectifs de leurs membres, mais aussi les rêves et les cœurs. Même les valeurs morales sont parfois imposées afin de motiver et d’énergiser les membres. Le résultat, plus ou moins conscient, c’est que l’individu fait de l’entreprise et de son travail le sens ultime de sa vie. Les valeurs de l’entreprise deviennent les siennes. Il y a symbiose, entrelacement de la dimension éthique et économique. Cet état d’être est voulu ou accepté par l’entreprise pour réaliser ses objectifs.


Poussée à l’extrême, cette tendance peut mener à une forme de totalitarisme. Les cadres et les employés se laissent prendre au jeu parce que l’entreprise représente alors une sorte d’idéal. Ils trouvent dans les valeurs de l’excellence, de la performance, de la supériorité, un refuge existentiel qui rejoint leur propre quête humaine et spirituelle et les fait à la fois échapper à la réalité de leur finitude et croire à leur supériorité face à ceux qui sont moins efficaces. La quête de l’excellence devient, dans cette optique, une recherche narcissique de réalisation personnelle. Exceller c’est l’emporter sur les autres, on s’enfonce dans l’individualisme et la recherche de soi aux dépens des autres. L’organisation est idéalisée et se présente comme une entité transcendante qui nourri l’égo et donne sens à la vie. Dans de telles entreprises « déesses » et matrices de sens (mais quel sens ?) les employés développent un désir compulsif d’avancement : plus on avance moins il y a d’angoisse face au vide existentiel et face à l’éventualité d’être rejeté par le système. On est prêt à tout sacrifier ; famille, amis, travail que l’on aime, etc.. La promotion est vue comme l’abolition des limites.


Pourtant cette course folle empêche la vraie actualisation de soi. Le travail ne peut, dans un tel contexte, générer ni satisfaction ni bonheur authentique car il est vécu « névrotiquement »[47]. L’employé et même les dirigeants vivent une dépendance existentielle qui entraîne une perte de force intellectuelle, l’épuisement et la destruction de la vie sur le plan personnel, organisationnel et même social[48]. Dans son sentiment amoureux vis-à-vis de l’entreprise, l’employé se laisse exploiter et vider de ses énergies avant d’être éventuellement recraché par la machine économique quelques années plus tard[49].


Il ne faut pas refuser de voir ce côté manipulateur, élitiste, et envoûtant qui peut exister lorsqu’une organisation conçoit sa mission en terme essentiellement quantitatif et utilise les principes de gestion pour atteindre une fin purement matérielle. Les mêmes problèmes peuvent surgir dans les Églises dont le but premier est l’augmentation des membres. Avec une telle conception de la mission, les responsables d’Églises peuvent en arriver, consciemment ou non, à se servir des membres, à les contrôler et à les manipuler pour permettre le développement numérique de la communauté. Ils incitent les membres à « performer », c’est-à-dire à produire toujours plus de convertis, sous peine de culpabilité, car Dieu veut la croissance numérique (McGavran, Galloway, Warren). Les membres seront possiblement entraînés à l’épuisement et à la régression sur le plan personnel, social et même spirituel.


Le problème est d’autant plus pernicieux que les chrétiens peuvent volontairement se laisser prendre au jeu car le projet d’évangélisation qui leur est offert donne sens à leur vie chrétienne. Les valeurs de croissance numérique, de réussite missionnaire et de performance prennent tellement de place qu’elles risquent de devenir une simple recherche narcissique. Le projet missionnaire de l’Église offre aux chrétiens une satisfaction de soi qui les entraîne à développer un désir compulsif de réussite numérique : plus on fait des convertis, moins il y a d’angoisse face à l’échec de la mission que Dieu nous a confiée. Plus on est efficace, plus on attire aussi sur soi la reconnaissance des autres. Comme dans les entreprises on est alors prêt à tout sacrifier : responsabilités familiales, relations d’amitiés, repos nécessaire, travail que l’on aime, etc. Les résultats deviennent plus importants que les personnes elles-mêmes.


Les membres de l’Église développent alors un amour, non pas pour les êtres humains ou pour Dieu, mais pour l’organisation ecclésiale dont ils font partie. Dans leur sentiment amoureux, ils peuvent en arriver à mépriser les autres formes d’organisations chrétiennes qui ne sont pas comme la leur et paradoxalement nuire à leur propre communauté en empêchant les changements organisationnels nécessaires.


En accordant à la croissance numérique une place trop importante, l’Église risque aussi de mettre de côté les « œuvres de charité » qui ne produisent pas directement des convertis. On trouve cela implicitement encouragé dans les textes de McGavran lorsqu’il explique les raisons du manque de croissance dans certaines communautés chrétiennes : Church and mission were devoted to a nonproductive pattern, once needed but long since outmoded[50]. Nous sommes dans une approche essentiellement utilitariste et pragmatique de la mission. À la rigueur, on intervient au niveau social et on fait des œuvres de bienfaisance, non pas par amour, ni par compassion, mais simplement en vue d’amener du monde à l’Église. Il en est de même pour la prière et le renouveau spirituel de la communauté; ceux-ci peuvent être considérés importants seulement parce qu’ils favorisent le développement numérique. Ces deux éléments essentiels de la vie chrétienne sont réduits à de simples outils.

Ce tableau peut paraître bien sombre et avoir des allures de caricature, mais il souhaite surtout mettre en évidence la problématique qui ressort d’une compréhension réduite de la mission chrétienne et d’une utilisation inconsidérée des outils de gestion. Les Églises en croissance reliées au MCE sont des organisations efficaces pour produire des convertis et mobiliser toute la communauté dans la mission d’évangéliser. Mais une telle compréhension de la mission a-t-elle du sens à la lumière de l’Évangile ? Faut-il nécessairement adopter une approche pragmatique de la mission qui considère les résultats numériques visibles comme essentiels ? Comment utiliser des outils de gestion sans nuire à la communauté chrétienne ?

Cette thèse va tâcher de répondre à ces questions. Nous essayerons de mieux comprendre ce qu’est réellement la mission de l’Église et de délimiter la frontière entre une utilisation justifiée des outils de gestion et celle qui peut mener à l’aliénation d’une communauté chrétienne. Outre leur conception de la mission, les écrits du MCE comportent d’autres éléments discutables, comme par exemple le principe d’homogénéité, mais cette étude vise essentiellement à repenser la place à accorder à l’efficacité organisationnelle et à la croissance numérique dans l’Église. Sans oublier de garder les éléments positifs apportés par le MCE, elle proposera un modèle missionnaire qui se veut plus équilibré et qui souhaite avoir plus de sens à la lumière de l’Évangile et de la réflexion théologique.

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NOTES

[1]
D. McGAVRAN , op. cit., p. 456.

[2] Cf. ibid., p. 413.

[3] J. DUNCAN, Les grandes idées du management : Des classiques aux modernes, Paris, AFNOR, 1990, p. 99.

[4] Cf. ibid., p. 99.

[5] Ibid., p. 101.

[6] P. Y. CHO, Les cellules de maison et la vie de l’Église, p.117.

[7] Ibid., pp. 49-50.

[8] Cf. P. Drucker, The Practice of Management, Harper and Brothers, New York, 1954, p. 11.

[9] Parmi les éléments en jeu dans les ressources humaines on trouve, la personnalité des membres, leur individualité, les contrôle sur l’efficacité, la qualité et la quantité de leur travail, les stimulants pour la participation, les satisfactions, les primes et récompenses, les impulsions données par les chefs, le statut et la fonction (Drucker, p. 14).

[10] Cf. P. Drucker, op. cit., chapitre 5.

[11] Voici l’énoncé de mission de l’Église Saddleback : To bring people to Jesus and membership in his family, develop them to Christ like maturity, and equip them for there ministry in the church and life mission in the word, in order to magnify God’s name (R. WARREN, op. cit., p. 107.).

[12] Voici un exemple réel d’énoncé de mission (de la compagnie J. C. Penney Company, Inc. De C O . On en trouve des centaines dans le livre de M. Abrahams, Jeffrey : The mission statement book : 301 corporate mission statements from America's top companies (1995) :

- servir le public et le satisfaire du mieux possible.

- recevoir une juste rémunération pour notre service, sans chercher tout le bénéfice possible.

- donner au client le plus possible pour sa contribution, que ce soit en qualité ou en satisfaction.

- se donner une formation permanente afin que notre service soit rendu le plus intelligemment possible.

- améliorer constamment la dimension humaine de notre entreprise.

- partager les bénéfices que nous engendrons avec des hommes et des femmes de notre organisation.

- évaluer toute notre politique intérieure, nos méthodes et nos actes à la lumière de cette phrase: est-ce juste et équitable? (p. 428).

[13] Cf. J. DUNCAN, op. cit., p. 105.

[14] D. McGAVRAN , op. cit., p. 437.

[15] Ibid., p. 450.

[16] Cf. ibid., p. 445.

[17] Lyndall Urwick fut un des premiers à en parler. Son livre Elements of Administration, avança l'idée des carrés logiques qui organisent les concepts de gestion. La gestion comprend l’étude, la prévision la planification l’adéquation (qui vérifie si l'organisation est appropriée à la situation), l’organisation, la coordination, l’ordre, le commandement et le contrôle.

[18] C’est Andrews, en partant du rôle des responsabilités du Directeur général qui a proposé en premier le modèle SWOT, un outil utile aux dirigeants pour que leurs actions tendent vers l’accomplissement des buts poursuivis. Cet outil est ce qu’il appelle corporate strategy, un modèle de prise de décision leur permettant de préparer le futur et de donner à l’organisation des objectifs à long terme.

[19] P. Selznick, Leadership in Administration, Harper and Row, New York, 1957, p. 63.

[20] Cf. P. Druker, op. cit., pp. 105-106.

[21] R. WARREN, op. cit., p. 40.

[22] Cf. ibid., p. 157.

[23] Cf. ibid., p. 159.

[24] Ibid., p. 28.

[25] D. McGAVRAN , op. cit., p. 217.

[26] Alfred Chandler analysa l'évolution organisationnelle des entreprises Du Pont, General Motors, Standard Oil of New Jersey, et Sears Roebuck and Company. Son étude nous apprend que l’efficacité et la croissance des organisations dépendent en bonne partie de leur habileté à adapter leurs structures organisationnelles.

[27] Dysfonction bureaucratique qui peut hélas être voulue par l’organisation et ses membres par peur du changement.

[28] P. Y. CHO, Les cellules de maison et la vie de l’Église, p.83.

[29] Parmi les auteurs du MCE qui ont systématiquement développé le sujet sont Robert Logan et Peter Wagner.

[30] Cf. D. Cho, Au-delà des chiffres, p. 147.

[31] Cf. id., Les cellules de maison et la vie de l’Église, pp., 139-142.

[32] Cf. J. DUNCAN, op. cit., pp. 160-161.

[33] Cf. ibid., pp. 174-175.

[34] D. GALLOWAY, op. cit., p. 97.

[35] Cf. P. Y. CHO, Les cellules de maison et la vie de l’Église, pp. 135-143.

[36] En cherchant à aller au-delà de l’efficacité, le leadership transcende ce que l’on appelle communément Human engineering.

[37] Cf. J. DUNCAN, op. cit., p. 183

[38] Cf. D. Galloway, op. cit., p. 87.

[39] Cf. P. Y. CHO, Au-delà des chiffres, p. 42 et cf. Ex 18.

[40] Cf. C. LE BOEUF ET A. MUCCHIELLI, Le projet d’entreprise, Paris, Presses Universitaires de France, 1989, p. 67.

[41] Cf. R. WARREN, op. cit., pp. 165-166.

[42] D. GALLOWAY, op. cit., p. 107.

[43] Cf. A. Bartoli, Le développement de l'entreprise : Nouvelles conceptions et pratiques, p. 140.

[44] Cf. M.-H. Westphalen, Le Communicator, Éditions Dunod, Paris, 1994, pp. 103-105.

[45] L’évangélisation comprend la proclamation en vue d’un acte de foi salutaire, la formation en vue du baptême et la formation en vue de l’implication des laïcs dans les activités missionnaires de l’Église.

[46] Un livre intéressant sur le sujet est celui de Thierry Pauchant : La quête du sens : Gérer nos organisation pour la santé des personnes, de nos sociétés et de la nature (Ed Québec/Amérique inc., 1996).

[47] Cf. T. C. Pauchant (et coll), La quête du sens : Gérer nos organisation pour la santé des personnes, de nos sociétés et de la nature, Ed Québec/Amérique inc., 1996, pp. 75-83.

[48] Cf. ibid., pp. 123-137.

[49] Cf. ibid., pp. 103-120.

[50] Ibid., p. 163.