SYNTHÈSE ET CONCLUSION GÉNÉRALE


Si les sociétés occidentales sont d’origine chrétienne dans leurs institutions, leurs systèmes de valeurs et dans leurs membres, il n’y a plus de doute qu’elles sont aujourd’hui, pour la plupart, à réévangéliser[1]. L’Église en Occident conserve une présence visible mais celle-ci est plutôt d’ordre culturel et social. Les édifices religieux chrétiens font partie du paysage et la vie de Jésus est connue de la population sans pour autant interpeller. Les chrétiens se trouvent dans une situation comparable aux premières communautés chrétiennes qui, au lendemain de la résurrection, ont été envoyées témoigner de la Bonne Nouvelle.


Cette étude a voulu pointer du doigt que, malgré l’indifférence qui semble générale, la croissance de certaines Églises existe encore et parfois de manière exponentielle. L’observation s’est concentrée sur des communautés chrétiennes reliées au MCE et sur les facteurs organisationnels promus par leurs pasteurs. Nombre d’entre eux ressemblent aux principes de gestion utilisés dans les organisations pour favoriser leur croissance. On s’aperçoit que les pasteurs ont une compréhension de la mission très axée sur sa dimension numérique. Ils recherchent ouvertement une efficacité pastorale et missionnaire pour que le nombre de leurs membres augmente.


Nous avons tenté de poser un regard théologique et pratique sur la place à accorder à la recherche d’efficacité et de croissance numérique dans l’Église. Son contenu est un appel à l’équilibre, car les Églises vivent un renouveau missionnaire dans lequel on a tendance est donner beaucoup de place à l’évangélisation. Les écrits et les expériences du MCE pourraient être accueillis sans discernement puisque leurs auteurs et leurs pasteurs disent avoir trouvé les solutions au problème de la décroissance.


Sans nier la place à accorder à l’évangélisation, ce travail propose un modèle organisationnel où la mission chrétienne est comprise de façon plus globale, c’est-à-dire qui ne se cantonne pas à la fonction prophétique de l’Église. Il invite à donner une place égale aux autres fonctions : hodégétique, socioculturelle et cultuelle; chacune sert à accomplir la mission de l’Église : communiquer l’amour de Dieu au monde et offrir un salut intégral.


Tout en reconnaissant la valeur de plusieurs éléments proposés par le MCE, la réflexion ne donne pas raison à une compréhension de la mission qui encourage les responsables de la communauté à s’organiser uniquement pour croître numériquement. Nous proposons l’hypothèse que pour être en accord avec l’Esprit de l’Évangile les responsables devraient travailler pour que les hommes et les femmes de leurs communautés soient fidèles à l’Alliance et s’engagent dans la mission; mission qui est la continuation de celle de Jésus et qui offre un salut intégral s’attaquant aux différentes détresses des êtres humains : qu’elles soient morales, spirituelles, sociales, culturelles, politiques ou physiques.


Les principes de départ proposés par les pasteurs du MCE et avec lesquels le modèle est en accord sont :


- De comprendre la mission de l’Église comme une entreprise pour aller chercher et trouver la brebis perdue (Lc 15:1-7);

- D’impliquer toute la communauté dans l’accomplissement de la mission;

- De créer des activités propres à augmenter la ferveur spirituelle de la communauté;

- De munir l’Église d’une structure de groupes de maison;

- Discerner les personnes réceptives dans les efforts d’évangélisation;

- D’adapter son langage et ses services aux besoins et aux attentes du milieu;

- D’exercer un leadership de communication et de motivation;

- De former les laïcs et de déléguer responsabilité et pouvoir dans des équipes et des groupes de maison;

- De rechercher la qualité et l’excellence dans les services offerts;

- De munir l’Église d’une structure de cours pour faire croître et impliquer les nouveaux membres;

- De planifier selon une vision adaptée au milieu et se donner des objectifs mesurables;

- D’encourager dans la communauté une consécration totale dans l’accomplissement de la mission et de se donner, ainsi qu’aux laïcs, les moyens matériels nécessaires.


Certaines précisions sont nécessaires : Cet ensemble doit dégager une atmosphère et une ambiance épanouissante tant chez les responsables que chez les membres, et non peser comme un joug sur la communauté. Le leadership exercé n’est pas celui d’un « pasteur superstar »; au contraire, c’est bien la volonté de travailler avec les autres, et par les autres, qui permet une plus grande efficacité missionnaire; la « brebis » n’est pas seulement celle qui est « perdue » au point de vue eschatologique, c’est aussi le plus petit dont il est question dans la parabole du jugement dernier (Mat 25:31-46). Ainsi la notion de mission n’est pas réduite à sa simple dimension d’évangélisation ou de proclamation, mais elle englobe l’être humain dans sa dimension intégrale.


La mission de l’Église vise à rejoindre l’ensemble des besoins de la personne humaine et à soulager l’ensemble des pauvretés présentes dans son milieu. L’intention première, derrière le geste missionnaire est d’aider les hommes et les femmes à connaître l’amour et la miséricorde de Dieu par le geste et la parole et non pas de rassembler le plus grand nombre de personnes dans l’Église. Et quand il s’agit de discerner les personnes réceptives de son milieu pour y concentrer une partie de ses efforts d’évangélisation, ce n’est pas pour abandonner ou ne plus aider ensuite celles qui n’accueilleraient pas l’invitation à cheminer en Église.


La dynamique communautaire et missionnaire du modèle de croissance intégrale peut se décrire comme suit : après un premier effort d’évangélisation de la part des membres de la communauté chrétienne, on propose aux personnes interpellées de suivre des cours pour les aider à rencontrer le Christ et à lui consacrer leur vie. Leur cheminement dans la communauté chrétienne se poursuit pour les aider à croître spirituellement et à leur faire comprendre qu’ils sont eux-mêmes investis d’une mission. Une autre série de cours leur fait découvrir leurs dons et leurs intérêts pour les engager dans un ministère de service et d’évangélisation. Ils sont donc, dès le début de leur cheminement, insérés dans un processus de formation qui les amène à croître humainement et spirituellement, à devenir missionnaires et responsables dans l’Église locale[2]. Les groupes de maison sont une des structures du modèle où les membres peuvent avoir des responsabilités, s’impliquer, rejoindre les besoins des personnes du milieu et grandir dans la communion fraternelle.


Une fois que les personnes sont impliquées dans la mission et les services d’Église, la dynamique du modèle s’étend aux activités en place, évaluées régulièrement en fonction de la qualité et de l’amour qu’elles offrent afin de les améliorer continuellement. Le rôle des responsables de communauté dans un tel processus est de favoriser l’implication de l’ensemble des membres et d’élaborer, avec eux, une vision missionnaire qui rejoigne les besoins du milieu. Ils communiquent cette vision, formulent avec les membres des objectifs mesurables et motivent les chrétiens à les atteindre. Comme le Christ avec ses douze apôtres, ils choisissent aussi quelques personnes qui pourront s’engager de façon plus intense dans la mission. Celles-ci seront, par exemple, en charge de la formation des autres membres de la communauté ou responsables des animateurs des groupes. Les responsables de communauté devront donc savoir leur déléguer tâches, pouvoir et responsabilités et s’assurer de l’évaluation des actions accomplies et de leur adaptation au milieu. En fait, ils délèguent aussi pour pouvoir s’occuper des tâches qui leur sont propres; coordonner les efforts de la communauté et s’assurer que les objectifs fixés sont atteints.


En soi, le modèle de croissance intégrale pourrait être classé dans la catégorie des modèles systémiques[3]. Il est conçu pour tenir compte des besoins du milieu et pour mettre en œuvre d’une manière adaptée et équilibrée les fonctions de l’Église. Tous les membres de l’Églises sont formés, impliqués dans la mission et recherchent qualité et amour dans leurs services. Le tout est évalué pour faire cheminer la communauté dans un processus d’amélioration continue.


Si les responsables de communauté visent l’implication des membres, c’est en grande partie parce que leur implication les actualise et les fait grandir. Ils ne doivent pas considérer les membres de l’Église comme une ressource que l’on utilise pour accomplir la mission : ils sont à leur service et leur assurent une formation pour qu’ils s’impliquent selon leurs dons et leurs intérêts. Il faut savoir respecter leurs limites : temps, capacité, niveau de cheminement, etc., et montrer de la reconnaissance pour tout effort accompli. Ce point est essentiel pour éviter d’aboutir à une communauté en perte de sens, pour éviter l’« exploitation » et l’épuisement des membres de la communauté. Si la poursuite de résultats visibles, tels que les objectifs, est importante, ces résultats sont au service de l’actualisation des personnes; ce ne sont pas les membres de la communauté qui sont au service des résultats. L’efficacité peut être prise comme critère d’action, mais pas au détriment de l’être humain.


Contrairement à l’approche souvent pragmatique du Mouvement de la croissance des Églises qui a tendance à faire de la croissance numérique, de l’efficacité et des résultats visibles, des fins en soi, le modèle de croissance intégrale a comme but d’aider les personnes d’un milieu à expérimenter l’amour de Dieu et à entrer dans l’Esprit de l’Alliance. La croissance numérique n’est pas une finalité, mais elle sera accueillie comme un fruit de la fidélité à l’égard de Dieu et de ses commandements. L’Église est perçue comme un corps qui a en lui-même un potentiel de croissance qu’il s’agit de libérer. Cette libération commence à se réaliser lorsque les chrétiens font l’expérience d’un renouveau spirituel, lorsqu’ils sont investis d’un pouvoir missionnaire et qu’on leur permet de s’organiser en équipe.


Il ne s’agit donc pas de se donner seulement des objectifs numériques, de multiplier les baptêmes et les autres sacrements et de compter ceux qui assistent aux offices. Même s’il y avait une multitude présente aux célébrations, cela ne prouve pas que la mission de l’Église est réellement en train de s’accomplir. Les chiffres et l’apparence visible ne peuvent pas garantir que l’amour de Dieu et du prochain sont en train de se vivre. Les préceptes essentiels de la Loi échappent aux statistiques, et la sainteté se chiffre mal. Ce sont pourtant bien, comme le rappelait Jean le Baptiste, ces fruits de sainteté qu’il nous faut rechercher (Mat 3:7-10[4]). La question n’est donc pas celle d’une visibilité à tout prix mais d’une visibilité qui soit en cohérence avec le message évangélique[5].


À l’image de l’action de Jésus, l’annonce de la Parole et la prière pour les malades joueront un rôle important dans le modèle de croissance intégrale. En permettant à la dimension charismatique de s’exprimer dans leur communauté, les responsables de paroisse aideront les membres à connaître la puissance agissante et libéralisante de Dieu qui se déploiera et les accompagnera dans leurs efforts missionnaires. L’organisation des services visera à répondre aux détresses environnantes et à intégrer les personnes interpellées dans un processus de croissance qui les actualise et les amène à une plus grande connaissance de Dieu et une plus grande implication dans la mission. Ce processus les conduit, à l’image de Jésus, à consacrer par amour, temps et efforts au salut intégral de leurs frères et sœurs du milieu. Ils deviendront ainsi un signe efficace d’amour et de don de soi.


Pour la mise en place du modèle, les responsables de paroisse, avec leurs collaborateurs laïcs et si possible avec toute la communauté, définiront une vision pour l’Église locale en ayant soin de tenir compte des besoins du milieu et de leurs capacités à y répondre. Cette image projetée de l’état futur de la communauté sera formulée succinctement dans un énoncé de mission. Elle tiendra compte des objectifs généraux du modèle de croissance intégrale (Ch.13.2).


L’énoncé de mission annoncera les activités pratiques et les services à mettre en place dans le cadre précis du milieu dans lequel se trouve l’Église. Il répond à la double question : Où va la communauté dans l’environnement qui est le sien? et comment y va-t-elle ? L’énoncé de mission entre dans une dynamique de communication visant à fournir les connaissances nécessaires à l’ensemble des membres de l’Église pour les aider à réaliser leur mission et les tâches qui leur sont confiées.


C’est grâce à des équipes autonomes que les membres pourront rejoindre les besoins du milieu et être créatifs pour inventer de nouvelles approches et trouver de nouvelles solutions. Ces équipes, qui sont des groupes de maison dans lesquels les membres de la communauté se rencontrent une fois par semaine, sinon de manière régulière, augmentent la fraternité chrétienne dans l’Église. Elles visent la qualité de leur rencontre et se spécialisent pour répondre à tel ou tel besoin comme par exemple les personnes vivant de la solitude, les personnes en recherche d’emploi, les personnes en cheminement chrétien, les personnes divorcées, les anciens toxicomanes, etc.. Les interventions qui y sont faites peuvent faire appel aux sciences humaines, mais c’est en bonne partie à la lumière de la parole de Dieu que l’on essaye de trouver le chemin de libération et de croissance. Les animateurs et animatrices de ces équipes reçoivent une formation pour accomplir leur tâche mais ils ne sont pas des professionnels; ils auront soin de référer certaines personnes à tel ou tel service spécialisé quand c’est nécessaire.


Pour préserver le sens des actions à entreprendre en Église, les responsables inviteront les membres de l’Église à agir en fonction du principe de responsabilité. Tous ont à être conscientisés de leur responsabilité vis-à-vis de leur mission personnelle. La question : qu’est-ce que Dieu attend de moi vis-à-vis des personnes de mon milieu et de ma communauté chrétienne ? peut être offerte comme leitmotiv missionnaire à chaque membre en particulier. Cette approche permettra d’échapper à la recherche narcissique d’expansion ecclésiale et à la volonté de grandeur; l’agapè devrait être au-dessus de tout.


Au niveau des services, le modèle de croissance intégrale cherche à croître en qualité. Ainsi les personnes du milieu se rendent compte du sérieux avec lequel on considère la mission de les servir et de leur faire connaître l’amour de Dieu. La recherche de qualité s’associe à celle de l’amélioration continue à tous les niveaux. Elle est un chemin de sainteté, car cela permet de donner ce que l’on a de meilleur, d’offrir le meilleur de soi-même. Elle est un signe d’amour et de respect pour les personnes que l’on sert. Rechercher la qualité dans les services, c’est aussi s’assurer qu’ils correspondent à la culture et aux besoins du milieu. Les responsables de communauté n’hésiteront pas à adapter à leur environnement les chants et le langage utilisés dans la liturgie.


Beaucoup d’éléments du contexte peuvent avoir une influence sur le modèle. L’exemple du Québec a été pris pour montrer comment se servir de certaines données de l’environnement pour adapter les activités ecclésiales. Dans le contexte québécois, la communauté aura avantage à structurer des cours d’intégration et d’implication des membres adaptés à une mentalité réticente face à l’aspect institutionnalisé de l’Église. Les premiers cours peuvent prendre la forme d’espaces d'accueil et de rencontre aussi bien sur le plan de la célébration, de l'interrogation et de la réflexion éthique que sur le plan du sens de l'existence et de l'engagement à la suite du Christ. Ils peuvent partir de ce qui a déclenché la volonté d’approfondir la foi chez la personne. Les cours auront idéalement comme point de départ le biais par lequel les participants ont été interpellés par la tradition chrétienne. Les bribes d’enseignement chrétien déjà reçu devraient êtres resituées par rapport à un axe référentiel afin de fédérer les informations diverses et de les organiser autour d’un message plus construit.


Dans le contexte pluraliste et multiculturel qui est celui du Québec et particulièrement celui de Montréal, les responsables de communauté inculqueront à leurs membres une attitude de respect et d’accueil face aux autres religions. Tout en se reconnaissant en terre de mission, ils inviteront les animateurs des cours à dispenser des informations objectives sur les diverses croyances et les différents groupes religieux qui existent dans leur milieu.


Dans la mise en place du modèle de croissance intégrale, il est aussi nécessaire de tenir compte de la dénomination particulière qui l’adopte. Dans cette recherche, l’Église paroissiale catholique a été prise comme exemple. Au sein de cette structure organisationnelle, c’est la longévité du mandat pastoral qu’il faudrait garantir si l’on veut donner le temps au modèle de porter du fruit. Les responsables de communauté n’auront idéalement qu’une seule charge paroissiale et un travail de conscientisation devra être fait pour que les chrétiens catholiques comprennent tant le rôle qu’ils peuvent jouer dans l’accomplissement de la mission ecclésiale que l’importance de leur implication.


Dans cette conclusion je souhaite insister sur un point important. La mission chrétienne ne peut faire abstraction du travail visant à promouvoir l’unité entre les chrétiens de différentes confessions. La recherche d’unité chrétienne ne peut être oubliée dans la mission de l’Église locale car la communion (Koînonia) fait partie de la nature et de l’origine de l’Église. Une collaboration qui se fonde sur le baptême et un patrimoine de foi commun devrait être envisagée. Elle est quasi incontournable car les divisions entre chrétiens sont un obstacle majeur à la proclamation de l'Évangile.


Travailler, vivre et prier ensemble, c’est accomplir une partie de la mission de l’Église, c’est donner au monde le témoignage que le Père a le pouvoir de transformer et d’unir toutes choses dans son amour. L’activité commune entre chrétiens est missionnaire en elle-même car elle fait voir que ceux qui croient au Christ et vivent de son Esprit peuvent surmonter les divisions humaines même dans des matières délicates comme la foi.


Au niveau pratique, dans l’Église locale, cette collaboration peut prendre bien des formes; par exemple l'étude et la diffusion de la Bible, la catéchèse, la pastorale, l'évangélisation, le service pour la justice, de paix et d'amour. Elle peut être vécue dans l'activité missionnaire en faisant avec les Églises environnantes une évaluation commune de la culture et des besoins du milieu, et en élaborant des activités conjointes pour les rejoindre. Une telle collaboration permettrait aussi de découvrir les meilleures manières d'engager le dialogue avec les habitants du milieu et leurs différentes formes de pensée. Des célébrations communes peuvent aussi être envisagées.


Dans le sens de l’unité il faudrait que les chrétiens des différentes assemblées soient formés pour respecter la foi chrétienne des autres confessions et même de se réjouir de ce que la grâce de Dieu y soit à l'œuvre. Qu’ils soient éduqués à éviter, lors d’activités communes, un esprit sectaire ou « prosélitique » qui cherche à amener les autres à embrasser leur propre foi de telle sorte que soient bannis l’indifférentisme et les rivalités (Cf. AG # 6).


Un autre point à mentionner est celui de la conviction doctrinale : Chruch growth rises in unshakeable theological conviction[6] dit McGavran. D’après lui, pour qu’une communauté croisse numériquement, elle doit avoir la conviction que la foi en Jésus est le seul chemin pour être sauvé. Il fait remarquer que beaucoup de chrétiens ne savent plus quelle attitude avoir envers les religions non-chrétiennes pensant qu’il y a plusieurs chemins pouvant mener à Dieu. Cette incertitude face au chemin unique du salut qu’est Jésus, McGavran la considère comme une brume théologique qu’il faut dissiper. Le Christ est la révélation complète et finale de Dieu à l’humanité[7]. Jésus est le seul vrai Sauveur; et, malgré les nombreuses richesses des autres religions, l’amour de Dieu doit nous pousser à persuader les hommes et les femmes à recevoir le salut en Jésus[8].


McGavran faisait ces remarques en 1970[9]. Pourtant cette question théologique est encore actuelle : Jésus est-il l'unique sauveur? est la question posée par Camil Ménard au Congrès de la Société canadienne de théologie tenu à Montréal en 1989. Celui-ci estime qu’elle mérite d'être longuement méditée avant de recevoir une réponse satisfaisante tant pour les chrétiens que pour les non-chrétiens[10].


On entre ici dans un débat théologique qui dépasse nettement le cadre de cette recherche mais dont les aboutissements ne lui sont pas étrangers car la question de l'unicité du salut en Jésus est fondamentalement reliée à la motivation missionnaire. S’il n’est pas clair que Jésus est l’unique sauveur et que la foi en lui est nécessaire, pourquoi l’annoncer ? L’élan missionnaire s’en trouve ainsi brisé ou diminué et c’est ce que craignent les partisans du MCE. La tradition chrétienne a toujours maintenu la conviction qu'il existe une seule médiation de révélation et de salut, celle de Jésus-Christ. On ne peut nier cette affirmation sans se couper de toute la tradition. Jésus n'est pas seulement une créature, il est Dieu. Les théologiens pluralistes qui sont au cœur de ce débat acceptent ces données mais se demandent si une telle conviction ferme nécessairement la porte à d'autres possibilités et que d'autres figures soient également Christ? Jésus est-il l'unique manifestation possible du Verbe[11]?


Les théologiens pluralistes se servent de la théologie du Logos[12] pour affirmer que le Christ/Logos peut se manifester dans d'autres figures historiques en dehors de Jésus. C’est en utilisant la catégorie philosophique de « manifestation » que l’on pourrait maintenir l'affirmation que le Christ/Logos s'est manifesté de façon absolue en Jésus et qu'il se manifeste aussi de nombreuses manières ailleurs[13]. La réflexion sur le sujet devrait avoir des conséquences positives car, malgré une période de déstabilisation, la motivation missionnaire s’en trouvera purifiée.


La recherche entreprise dans ce travail a souvent parlé de l’amour comme le fondement de l’action chrétienne. Si les chrétiens proposent le salut en Jésus-Christ seulement parce qu’ils ont peur de voir ceux qui ne croient pas aller en enfer… la motivation missionnaire reposerait sur la peur et même la terreur. Il ne devrait pas en être ainsi; c’est la volonté d’aimer, d’aider et de partager l’amour de Dieu qui devrait pousser les chrétiens à partager leur foi et à agir… et non pas la crainte du châtiment[14]. Certains chrétiens basent leur motivation missionnaire sur la phrase de l’apôtre Paul : Annoncer l'Évangile en effet n'est pas pour moi un titre de gloire ; c'est une nécessité qui m'incombe. Oui, malheur à moi si je n'annonçais pas l'Évangile ! (1Cor 9:16) mais ils risquent ainsi d’entrer dans une dynamique qui n’est pas fondée sur l’amour.


Dans le modèle de croissance intégrale, la motivation missionnaire des responsables est essentielle. S’ils ne sont pas animés d’un désir profond de faire connaître l’amour de Dieu à ceux et celles qui en ont besoin ou qui ne le connaissent pas, la structure du modèle ne servira qu’à peu de chose. La volonté missionnaire des responsables et leur détermination de mettre en route toute l’Église vers l’accomplissement de la mission sont indispensables. Celle-ci pourtant échappe à l’organisation du modèle et c’est pourquoi elle se situe à la fin de ce travail. Elle concerne la formation des premiers responsables, leur foi, leur personnalité ou leurs convictions personnelles.


Pourtant sans l’implication personnelle des responsables, les autres membres ne suivront pas. Yonggy Cho insiste beaucoup sur ce point : le pasteur, dit-il, doit être aux yeux de la communauté la personne responsable du projet. L’accomplissement de la vision n’est pas un projet parmi d’autres, il est « le » projet de l’Église. S’il y prend une part active, les autres membres vont s'enthousiasmer. Toutefois la motivation de la communauté chrétienne dépend encore plus de l’action de l’Esprit Saint que celle des responsables. C’est l’Esprit de Dieu qui est le protagoniste et le moteur de la mission. Plus la communion entre les membres de l’Église et le Saint-Esprit sera forte, plus les chrétiens agiront motivés par les motivations même du Christ.


Si la question de la recherche numérique à été remise en question ici, elle n’a pas été complètement écartée et plusieurs éléments apportés par le Mouvement de la croissance des Églises ont trouvé une place dans le modèle de croissance intégrale. Dans ses efforts d’évangélisation, l’Église devrait, conformément à la parabole de la brebis perdue, non seulement aller à la recherche des hommes et des femmes qui n’ont pas de berger, mais continuer le travail jusqu’à ce qu’elle soit retrouvée, c’est à dire réconciliée avec Dieu[15]. Il s’agit de faire la distinction entre une évangélisation qui se contente de proclamer la Bonne Nouvelle sans se soucier des fruits qu’elle porte et une évangélisation qui non seulement proclame la Parole, mais qui donne aussi aux personnes les moyens concrets de se réconcilier avec Dieu, de s’intégrer à la communauté, de rentrer dans un processus qui les fasse grandir jusqu’à la maturité chrétienne (sanctification et sainteté) et de devenir à leur tour missionnaires.


C’est aussi l’importance de l’inculturation, spécialement au niveau de la liturgie que nous pouvons apprendre des Églises en croissance reliées au MCE. Autre leçon pratique à retenir, mais cette fois-ci des Églises évangéliques en général, est l’invitation publique à faire un acte de foi[16] pour « recevoir le salut » (ou « recevoir Jésus dans son cœur ») permettant aux personnes nouvellement interpellées par la foi chrétienne à prendre une décision personnelle en faveur du Christ et des ses exigences[17]. Grâce à cette prière, à cet acte de foi et d’engagement à la suite du Christ, on leur propose de se savoir réconciliées avec Dieu. Dans un contexte d’évangélisation, nous croyons nécessaire d’instaurer une telle pratique dans les Églises traditionnelles.


Un autre instrument d’évangélisation efficace que l’on trouve dans les Églises évangéliques est une petit document appelé Les quatre loi spirituelles qui est donné aux personnes évangélisées pour les aider à comprendre le plan de salut (Annexe 2). Les lois spirituelles, lorsque présentées sous forme de dépliant, sont généralement suivies de la prière pour recevoir le salut par un acte de foi, et de quelques conseils pratiques pour commencer sa vie chrétienne.


Cette recherche à dans son ensemble fait ressortir l’importance de l’aspect organisationnel de l’Église. Les autorités ecclésiales des différentes dénominations chrétiennes devraient offrir une formation adéquate en gestion à leurs responsables de communautés locales afin de les aider à réaliser leur mission[18]. Bien-sûr, la gestion n’est pas tout, on ne pourrait parler de l’Église et de sa mission sans référence aux vertus théologales : foi, espérance et amour. L’espérance est associée à la vision qui s’accomplit par la foi. La vision est une projection dans la foi de l’organisation nécessaire pour faire croître intégralement la communauté chrétienne. Et cette croissance intégrale est principalement une croissance des personnes, une croissance dans l’amour, une croissance dans l’Esprit de Dieu. Ce sont les objectifs fixés qui permettront de concrétiser cette espérance et d’accomplir la vision. Vous devez donner à votre foi un but clair et bien précis[19], explique le pasteur Cho. Vous devez voir votre objectif d’une manière vivante et réelle, au point d’en être tout ému[20]. Il faut prier et louer continuellement le Seigneur, sans l’ombre d’un doute, jusqu’à ce qu’une paix profonde se fasse ressentir et que la vision s’accomplisse[21].


Au cœur de ce travail se trouve le message que l'agapè précède toute action et tout service. Comme dirait Maurice Bellet, tout ce qui s'y ajoute signifie seulement la limite qui restreint la charité. Tout ce qui sera organisation n'aura sens et droit qu'à servir cette haute tendresse, qui est toute humilité et service[22].


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NOTES

[1] On emploie parfois le terme de seconde évangélisation, laissant ainsi comprendre qu'un nombre croissant de personnes naissent et grandissent sans références chrétiennes.

[2] Pour être authentiquement chrétienne, la recherche de croissance humaine et spirituelle doit déboucher sur l’ouverture aux autres et ne pas enfermer les personnes dans une recherche égoïste de soi. Il s’agit d’éviter d’offrir une série d’étapes qui permettent simplement de répondre à une volonté de croissance personnelle, à une volonté d’accomplir ses désirs ou de combler des manques grâce à l’Évangile. Ce serait le chemin d’une religion simplement fonctionnelle qui entraînerait les personnes dans le piège d’une expérience religieuse illusoire ou du moins très limitée.

[3] S’inspirant du travail Peter Rudge (L’Église à l’heure du management, Mame-Fayard, 1971), le comité de recherche de l’assemblée des Évêques du Québec, dans le document Risquer l’avenir (Montréal, Éditions Fides, 1992), pose un regard sur différents modèles d’Église dont le systémique (pp. 113-114) présenté en l’annexe 3.

[4] Mat 3:7-10 Comme il voyait beaucoup de Pharisiens et de Sadducéens venir au baptême, il leur dit : " Engeance de vipères, qui vous a suggéré d'échapper à la Colère prochaine ? Produisez donc un fruit digne du repentir et ne vous avisez pas de dire en vous-mêmes : "Nous avons pour père Abraham. " Car je vous le dis, Dieu peut, des pierres que voici, faire surgir des enfants à Abraham. Déjà la cognée se trouve à la racine des arbres ; tout arbre donc qui ne produit pas de bon fruit va être coupé et jeté au feu.

[5] Cf. P. Valadier, L'Église en procès : Catholicisme et société moderne, Paris, Calmann-Levy, 1987, p. 195.

[6] D. McGAVRAN , op. cit., p. 7.

[7] Cf. ibid., p. 27.

[8] Cf. ibid., p. 35.

[9] 1970 est la date de publication de la première édition de son livre Understanding Church Growth.

[10] Cf. J.-C. Petit et J.-C. Breton (SS la direction de), Jésus : Christ universel ? : Interprétations anciennes et appropriation contemporaines de la figure de Jésus, Actes du Congrès de la Société canadienne de théologie tenu à Montréal du 27 au 29 octobre 1989, Coll. Héritage et projet, #44,Montréal, La Corporation des Éditions Fides, 1990, p.73.

[11] Ibid., p.74.

[12] La théologie du Logos affirme que Dieu a parlé de bien des manières avant de parler en son Fils.

[13] Cf. J.-C. Petit et J.-C. Breton (SS la direction de), op. cit., p.73.

[14] 1Jn 4:18: Il n'y a pas de crainte dans l'amour ; au contraire, le parfait amour bannit la crainte, car la crainte implique un châtiment, et celui qui craint n'est point parvenu à la perfection de l'amour.

[15] Cf. D. McGAVRAN , op. cit., p. 5.

[16] Voici un exemple type de cet acte de foi : Dear Jesus, I admit that I am a sinner and need your forgiveness. I believe that you are God's Son who died on the cross for me and was raised to life again. I am willing to turn away from my sin and receive your forgiveness. I now invite you to come into my heart as my Saviour and as my Lord and I commit my life to you. Thank you for saving me and help me to grow as a Christian. In Jesus' name, Amen!

[17] Le Comité de recherche de l’assemblée des Évêques du Québec sur les communautés chrétiennes locales, dans le document Risquer l’avenir : Bilan d’enquête et prospectives (1992), parle de l’importance de la décision personnelle et de la nécessité d’inviter les gens à faire un choix personnel et conséquent (p. 122; 124-125).

[18] L’Église d’Anglicane envoie déjà ses responsables de communautés suivre un MBA en gestion d’Églises, comme en témoigne un article du Financial Times (London; Mar 15, 1999; Jones, Helen) en annexe 4: Britain's first MBA in church management starts this month (…). Lincoln-based Bishop Grosseteste University College is running the course in association with the University of Hull. It is aimed at clergy of all Christian denominations and those working in Christian schools, colleges and charities, as well as practising Christians working in secular management posts.

[19] P. Y. CHO, La quatrième dimension, p. 12.

[20] Ibid., p. 22.

[21] Cf. ibid., p. 23.

[22] M. BELLET, L’Église morte ou vive, Paris, Desclée de Brouwer, 1991, p. 22.