CHAPITRE VIII - D’autres modèles missionnaires


La réflexion sur la poursuite d’efficacité dans l’Église a permis de répondre à plusieurs questions soulevées dans l’observation des Églises en croissance reliées au MCE. Dans ce chapitre nous allons sortir du cadre du Mouvement de la croissance des Églises pour découvrir d’autres modèles missionnaires. En effet, si dans la première partie nous avons observé des modèles reliés à la conception missionnaire du MCE, il existe d’autres modèles qui conçoivent la mission chrétienne fort différemment. Ce sont quelques-unes de ces autres approches et de ces autres modèles qui pourront nous aider à réajuster la vision qui prévaut dans les modèles reliés au MCE. Nous découvrirons la pensée de David Bosch, ancien missionnaire et responsable du département de missiologie à l’université d’Afrique du Sud ainsi que les expériences des Communautés ecclésiales de base et des Églises pentecôtistes en Amérique du Sud. Enfin seront présentés le modèle de Taizé et la pensée missionnaire de la communauté fondée par Mère Térésa.


8.1 Des nouvelles approches missionnaires


Dans son livre La dynamique de la mission chrétienne, Histoire et avenir des modèles missionnaires (1996), le théologien David Bosch fait une description pertinente de différents modèles missionnaires qui ont vu le jour au XXe siècle. Ce qui suit s’inspire de son travail et, sans reprendre en détail toutes ses idées, montre qu’il existe d’autres façons de concevoir la mission que celle du Mouvement de la croissance des Églises. De l’expérience de ces modèles, il sera possible de trouver des éléments aptes à mieux comprendre et résoudre la problématique.


Le premier modèle missionnaire est celui d’une Église qui s’engage dans un processus de libération[1]. Au cours du XXe siècle la sotériologie a connu des changements significatifs amenant à voir le salut non seulement dans sa dimension verticale mais aussi dans sa dimension horizontale. Comme le salut se réalise en cette vie, qu’il est actuel[2], la mission de l’Église est de travailler pour délivrer les êtres humains de ce qui les opprime, socialement, politiquement et économiquement. Ce modèle, relié aux théologies de la libération, a donné naissance aux Communautés de base qui se sont beaucoup répandues en Amérique Latine. Il unit les humains entre eux, fait irruption dans les structures perverties et injustes pour les abolir. Contrairement à l’approche du MCE, on donne plus d’insistance au salut horizontal terrestre qu’au salut vertical, spirituel et apocalyptique.


Un autre modèle décrit par Bosch est celui de l’Église-avec-les-autres[3]. Dans ce celui-ci, l’Église se considère plus comme un signe de l'engagement de Dieu dans le monde que comme le héraut du salut eschatologique. Son rôle est de contribuer à l'humanisation de la société. Elle s'engage à éveiller les consciences et n'existe que comme partie organique et intégrante de la communauté humaine. Elle ne conçoit pas sa vie de façon indépendante de la communauté humaine globale. Ce modèle fut particulièrement en vogue dans les années 1960 et au début des années 1970. Il y avait une forte identification avec le monde, reflétant une vision de l'humanité très optimiste.


Un autre modèle missionnaire décrit par Bosch est celui de la missio Dei[4]. Karl Barth fut le premier à en présenter un exposé clair. Dans celui-ci, l’engagement de l’Église découle de la nature de Dieu, elle déborde du cœur de la Trinité. L’envoi du Fils par le Père et l’envoi de l'Esprit par le Père et le Fils, est continué par l'envoi de l’Église dans le monde. L’engagement chrétien ne prend pas une allure triomphaliste ; y prendre part c’est communier au mouvement de l’amour de Dieu pour les êtres humains. La mission a son origine dans le cœur de Dieu[5]. La missio Dei, c’est l’activité de Dieu embrassant à la fois l’Église et le monde, à laquelle l’Église a le privilège de participer[6]. L’Église est au service d’un Dieu amour qui se communique, sa mission est communication de l’amour de Dieu au monde[7]. L'histoire de l’humanité est vue comme une histoire d'amour dans laquelle le règne de Dieu progresse par le travail de l'Esprit et de l’Église. C’est l’amour qui est le moteur de l’engagement ecclésial dans le monde, non pas la volonté d’expansion.


Un autre modèle ecclésial, est celui de la contextualisation[8]. Il est relié à la notion d’inculturation; sa thèse fondamentale est que si le message évangélique s’est incarné dans la vie et le monde de ceux qui l’avaient embrassé, l’Église reste en devenir. On n’a pas à reconstruire un modèle ecclésial tiré du passé; il faut réfléchir sur la vie et l'expérience des hommes et des femmes d’aujourd’hui pour y situer la place de l’Église. L'Église est à la fois le produit du passé et la semence du futur. Ce modèle comporte l’acceptation des différentes « théologies locales ». La théologie n’est pas définie une fois pour toutes, et elle n’a pas simplement à être « indigénisée » dans les différentes cultures[9]. Il invite au dialogue entre les différentes cultures; dialogue qui contraste avec une évangélisation à sens unique dans laquelle l’Église estime qu’elle a tout à apporter et rien à recevoir.


Nous constatons ici que c’est un élargissement de la conception du salut qui a permis l’apparition de modèles missionnaires différents. Ces modèles missionnaires ne font pas de la recherche numérique un des buts principaux de l’Église, pourtant ils sont eux aussi, à leur manière, signe de l’amour et de l’engagement de Dieu dans le monde.


8.2 Les communautés ecclésiales de base d’Amérique latine


Les Communautés ecclésiales de base (CEBs) d’Amérique latine sont une application concrète d’un des nouveaux modèles présentés ci-dessus. Bien qu’elles ne soient pas reliées au Mouvement de la croissance des Églises, elles se sont multipliées depuis leur apparition. Les CEBs ont pris naissance au Brésil au début des années soixante; elles se sont répandues rapidement et on en comptait plus de 100.000 en 1984. Elles sont reliées à la théologie de la libération dont certains éléments peuvent éclairer sur la finalité de la mission chrétienne. Avec elles, on entre dans une dynamique missionnaire qui vise la conscientisation d’un peuple et sa libération des structures politiques injustes.


8.2.1 L’engagement pour la justice sociale et la théologie de la libération


La théologie de la libération a le mérite de rappeler que l’amour doit porter l'Église à se soucier du bien temporel des êtres humains. La mission chrétienne ne peut s’envisager sans que les chrétiens contribuent au bien de la société, fassent la promotion de la justice, de la paix et de la fraternité entre les humains, prodiguent leur aide à leurs frères, surtout aux plus pauvres et aux plus malheureux. Guidée par l'Évangile de la miséricorde, ils devraient entendre la clameur pour la justice et y répondre. L’aspiration à la libération ne peut pas ne pas trouver un large et fraternel écho dans leur cœur et dans leur esprit et le combat pour les droits de l'homme constitue un authentique combat pour la justice.


La théologie de la libération est née dans les pays d'Amérique latine puis s’est répandue dans d'autres régions du tiers monde. L'expression « théologie de la libération » désigne une préoccupation privilégiée, génératrice d'engagement pour la justice, portée aux pauvres et aux victimes de l'oppression[10]. Elle est centrée sur le thème biblique de la libération et de la liberté et sur l'urgence de ses incidences pratiques. On y distingue au moins trois niveaux : libération politique, libération de l'homme au long de l'histoire, libération du péché et entrée en communion avec Dieu. Ces niveaux se conditionnent mutuellement sans se confondre : l'un ne se réalise pas sans l'autre, mais ils sont distincts; ils font partie d'un processus de salut unique et global[11].


En fait, il y a différentes théologies de la libération qui recouvrent des positions théologiques diverses; leurs frontières doctrinales sont mal définies. Il en existe en Inde, au Sri Lanka, aux Philippines, à Taïwan et en Afrique. Elles ont souvent leur origine dans une expérience d’oppression et d’humiliation. Et les combats des pauvres et des marginaux pour retrouver leur dignité humaine, accéder à la liberté et à la justice, sont une de leurs caractéristiques.


Les théologies de la libération mettent en lumière qu’il y a une relation étroite entre le progrès temporel de ce monde et la mission de l’Église. Pour Jésus, la volonté sans équivoque de Dieu est l'instauration du Royaume. Quand la justice est rendue aux malheureux, aux déshérités, aux opprimés; lorsque sont recréés les liens de fraternité, de concorde, de partage, de respect de la dignité inviolable de l'être humain, le Royaume de Dieu s’établit dans notre monde. Il en est ainsi aussi lorsque, dans la société, s'établissent des structures sociales qui empêchent l'être humain d'exploiter ses semblables, qui permettent de dépasser les relations de maître à esclave et qui favorisent plus de justice. Mais ce travail de libération exige le renoncement et parfois le don de sa propre vie jusqu'au martyre[12].


Il est judicieux de reconnaître les éléments positifs du modèle missionnaire des théologies de la libération même s’il n'est ni déraisonnable, ni déloyal de reconnaître que certains de ses théologiens ont adopté une position marxiste fondamentale[13] soulevant ainsi des problèmes pratiques et théologiques délicats... Mais le but de notre réflexion et de nos propos n’est pas d’entrer plus profondément dans ce débat théologique mais de reconnaître qu’il est impossible de concevoir le Royaume de Dieu seulement spirituellement comme cela semble parfois le cas dans le MCE.


L’engagement pour le Royaume doit être tourné vers la praxis; il nous invite à travailler dans la réalité historique qui nous entoure et de la transformer. Il nous invite à dépasser les dualismes entre le corps et l'âme, entre naturel et surnaturel, entre immanence et transcendance, entre présent et avenir. Le démantèlement de ces dualismes permet aussi de voir que l’Église peut travailler à l’avènement du Royaume de la justice et de la paix sans forcément tomber dans un messianisme temporel ou dans une Église de classes qui réduirait la croissance du Royaume au progrès de la justice. Réaliser la mission de l’Église implique, dans de telles perspectives, une participation aux luttes pour un changement social, économique et politique.


8.2.2 Bible, communauté et engagement social


Le modèle missionnaire des théologies de la libération a comme caractéristique des petits groupes de réflexion biblique appelées Communauté ecclésiales de base (CEBs). Le premier objectif des membres des CEBs n'est pas d’évangéliser leur milieu, mais de se pencher sur la Bible pour y interpréter leur vécu. On cherche à découvrir le lien entre le texte biblique et sa situation présente; on cherche à s’identifier avec le texte sacré qui est considéré comme le miroir du vécu, un modèle ou « symbole » de ce que l’on vit. On y découvre alors un Dieu libérateur, qui est-avec-nous pour nous libérer des situations injustes du monde temporel dans lesquelles nous vivons : Si Dieu a été avec ce peuple là dans le passé, alors, il est aussi avec nous dans la lutte que nous menons pour nous libérer. Il écoute notre cri[14].


Dans ce modèle, la lecture de la Bible rassemble, crée la communauté et invite à aller en direction du peuple. La méthode voir-juger-agir, employée par l'Action catholique est mise en pratique dans les CEBs pour intervenir dans le milieu social et politique. Contrairement au modèle du MCE, le but des petits groupes est plus l’intervention sociale que l’évangélisation : Il y a des communautés qui, motivées par la lecture de la Bible, se mettent au service du peuple et entrent dans la lutte pour la justice[15].


Les CEBs souhaitent éviter trois écueils : 1) le fondamentalisme biblique : se libérer de la prison de la lettre est considéré comme le premier pas vers la libération; 2) un engagement social qui soit détaché de sa dimension spirituelle; 3) un nombrilisme communautaire sectaire. Idéalement, dans ce modèle, trois éléments devraient être en équilibre; la dimension biblique, le rassemblement communautaire et l’engagement pour la justice[16].


8.2.3 La lecture populaire de la Bible


Grâce à ce modèle missionnaire, les pauvres d’Amérique latine découvrent, par leur lecture de la Bible, à la fois leur identité et leur importance aux yeux de Dieu ; et cette double prise de conscience les engage dans un processus de libération[17]. Trois éléments guident leur lecture : liberté, familiarité et fidélité.


- Liberté : La Bible est le « miroir » de leur vie, elle est leur livre, ils se l'approprient et l’interrogent à partir de leurs souffrances. Leur vie est le contexte pour la lire et l’interpréter. Le présent et le passé entrent ainsi en dialogue et s'«interpénètrent». Comprendre le sens d'un texte, c'est savoir l'appliquer à sa situation et à son vécu[18]. Vie et Bible se mêlent; il y a une interaction et une illumination mutuelle. La vie est le lieu où Dieu parle. La distinction est faite entre la Bible écrite et la Bible vécue. La Bible vécue, c’est la vie, dans laquelle on cherche à pratiquer et incarner la Parole de Dieu. Cette liberté signifie que le texte ne doit pas être pris au pied de la lettre dans deux cas: 1) quand il n'a pas de rapport avec la réalité que vivent les gens; 2) quand Jésus commande de changer à cause du précepte de l'amour[19]. Là où il n’y a pas cette liberté, on a tendance à s'en tenir à « la lettre » et on tombe dans le fondamentalisme.


- Familiarité : La Bible n'est pas pour les membres de CEBs un livre qui appartient aux prêtres, aux exégètes. Elle est le livre de la communauté chrétienne tout entière qui permet de découvrir un Dieu « avec nous ». Sa lecture est contextuelle et non simplement historique ou une transposition littérale pour aujourd'hui. Elle ne s'arrête pas au sens du texte en soi (historico-littéral), mais au sens du texte pour nous. S’il y a un bibliste, il n'est qu'un serviteur de la communauté[20]. Et pour préserver cette interprétation communautaire, il doit surtout faire en sorte que les « simples et les petits » ne deviennent pas des seuls « écoutants » de la science des « sages et instruits » (voir Mat 11:25). Dans le modèle des CEBs, la Bible est un livre issu d'une expérience croyante et communautaire; son interprétation ne peut donc se faire qu'avec la participation de la communauté. C’est pourquoi, l'interprétation des Écritures est une activité communautaire à laquelle chacun participe. Réapparaît alors le sensus ecclesiae, un sens commun découvert et assumé par la communauté.


- Fidélité : Il s’agit d’être fidèle au sens découvert dans le texte pour sa vie. Dans les CEBs, la Bible est la Parole de Dieu, mais elle n'épuise pas cette Parole. La Parole transcende le texte et arrive jusqu'à nous par la lecture contextualisée. Elle est le projet de Dieu pour aujourd'hui. Dans cette perspective, la Bible, ou sa compréhension, n’est pas l'objectif, mais l'instrument à partir duquel on travaille pour atteindre un objectif. On fait une relecture qui met en mouvement et fait agir. Cette action s'oriente vers la transformation du contexte social dans lequel on est inséré. C’est une lecture «militante» qui comporte une dimension sociale et politique. Dégagé, à partir de la « lettre » et du sens littéral, l'Esprit, la Parole de Dieu, le sens spirituel, apparaît progressivement pour formuler un projet pour libérer le peuple des contextes socio-politiques injustes. Les CEBs nous rappellent que le message biblique est pratique et existentiel.


Ajoutons que dans les CEBs, la Bible n'est pas seulement lue, elle est aussi priée, produisant à travers l'action de l'Esprit une unité dans le processus de l'interprétation. Vie, Bible et Esprit forment un cercle herméneutique. Le contact avec la Parole de Dieu transforme le « contexte de vie », de la communauté en une réalité nouvelle qui, à son tour, devient « contexte de vie » pour une nouvelle lecture. Et si la vie éclaire le sens de l'Écriture, la Bible éclaire le sens de l'existence. Cette façon engagée de lire la Bible serait très semblable à celle des Pères[21].


8.2.4 Conclusion


L’expérience des CEBs et la perspective missionnaire des théologies de la libération remettent en question la prescription du MCE qui invite à faire de la recherche de croissance numérique un des objectifs principaux de la mission. Contrairement au modèle du MCE, le modèle missionnaire des CEBs ne fait pas de l’évangélisation la priorité numéro un de la mission ; pourtant par son engagement préférentiel pour les pauvres et les opprimés il est profondément évangélique.


Les théologies de la libération ont sensibilisé l'Église universelle à la « pro-vocation » libératrice des pauvres[23]. Elles ont attiré l'attention sur le fait que le péché peut être autant social et culturel que personnel et individuel. Elles ont aussi montré, à l'ensemble des Églises, l'obligation pour les croyants d'être des témoins du Royaume de Dieu par une action qui ouvre la voie à la justice. Les chrétiens ne peuvent éviter de prendre parti avec ceux qui subissent l'injustice de systèmes sociaux et politiques.


8.3 Les Églises pentecôtistes

Pour mieux comprendre la place à accorder à la recherche de croissance numérique dans l’Église, il est une autre expérience qui apporte des éléments intéressants. Il s’agit des Églises pentecôtistes d’Amérique Latine dont le développement a été phénoménal ces dernières années. Ce modèle met en avant la place à accorder à l’action de l’Esprit Saint dans l’agir pastoral missionnaire et il rappelle une vérité essentielle de la parole de Dieu : l’Église est envoyée dans le monde pour guérir les malades et chasser les démons. Il rappelle la dimension charismatique de l’apostolat et présente les miracles opérés par l’Esprit comme un élément constitutif et essentiel de la mission chrétienne.


Si plusieurs des Églises présentées dans la première partie ont une approche de type charismatique[23], le Mouvement de la croissance des Églises et les Églises pentecôtistes ou charismatiques n’ont pas toujours fait bon ménage. Dans ses écrits, McGavran s’est peu étendu sur le rôle de l’Esprit dans la croissance numérique, sauf indirectement en parlant du renouveau de la communauté chrétienne. Mais Peter Wagner, qui lui succéda comme porte-parole du MCE, prit position en faveur de l’approche charismatique. Il créa, une véritable onde de choc dans les milieux évangéliques : on pensait qu’il était devenu pentecôtiste[24].


Ce qui caractérise le MCE et les Églises présentées au début de la première partie, c’est l’insistance sur l’évangélisation, c’est le souci des résultats chiffrés et de l’utilisation de la gestion pour favoriser la croissance des Églises. Et comme les Églises pentecôtistes d’Amériques du Sud ont connu une croissance numérique considérable, la curiosité et le pragmatisme de Peter Wagner furent piqués au vif. Il s’y intéressa et découvrit la place centrale des guérisons, des miracles et d’une liturgie joyeuse et spontanée pour favoriser la croissance numérique.


En fait, ce sont toutes les Églises protestantes d’Amérique latine qui ont connu une très forte croissance durant le 20e siècle. En 1900, il y avait environ 50000 protestants, en 1930 ils étaient un million; en 1960, 10 millions; en 1970, 20 millions, vers la fin des années 80 ils étaient 50 millions et leurs prévisions étaient plus qu’optimistes pour l’avenir[25] : With an annual growth rate of 10 percent or more, the protestant movement in Latin America is increasing three times faster then the population in general[26]. Mais ce sont les Églises charismatiques qui seraient principalement à la source de ce développement phénoménal.


Peter Wagner a cherché les causes de cette croissance et a fait ressortir plusieurs point déjà connus du MCE, comme par exemple le caractère fortement « indigène » des Églises locales, l’insistance sur l’évangélisation, l’intégration et l’implication active des nouveaux dans la communauté chrétienne, la planification pour implanter de nouvelles Églises, la réceptivité de la population, l’implication de tous les membres de l’Église dans des ministères bénévoles et dans le témoignage de leur foi, un fort leadership pastoral. Mais il a aussi relevé des éléments qui particularisent les Églises charismatiques et expliqueraient leur croissance plus rapide. Il s’agit de la prière pour les malades, les exorcismes, les liturgies très vivantes, l’excellence des prédicateurs, la formation des pasteurs « dans la rue » au contact des masses.


L’originalité des Églises pentecôtistes est la place majeure et centrale accordée à l’Esprit Saint et à la foi qui opère des miracles (the kind of faith which releases the power of God for supernatural signs and wonders[27]) : The first and most essential dynamic underlying Pentecostal growth is the power of the Holy Spirit[28]. L’exercice des dons charismatiques fait partie de la vie courante des baptisés. Et les pasteurs considèrent comme partie intégrante de leur ministère la manifestation de puissance de l’Esprit Saint. Ils exercent leur foi dans ce qu’ils appellent la quatrième dimension :


Those who minister at the forth level of faith and believe in the day-by-day supernatural operation of the Holy Spirit in signs and wonders have a distinct advantage in winning the masses of Latin America to faith in Christ[29].


Le modèle ecclésial des pentecôtistes accorde une grande importance aux miracles et aux guérisons, mais c’est la conversion de l’individu qui est visée[30]. L’auteur ne cache pas son enthousiasme face à l’approche pentecôtiste et charismatique, mais il n’oublie pas d’en signaler les exagérations : Some Pentecostals go to unfortunate extremes[31].


Ce qui vient éclairer la problématique traitée dans cette thèse est la place accordée à l’Esprit Saint dans la mission. La mission semble être plus vécue comme une volonté de partager la réalité de la présence et de la puissance de Dieu aujourd’hui que comme une poursuite d’efficacité numérique. L’efficacité et la croissance numérique sont manifestes, et même plus qu’ailleurs, mais elles sont attribuées à l’Esprit. Elles ne sont pas poursuivies pour elles-mêmes. On retrouve un peu le même schéma que dans les Actes des Apôtres : la croissance est principalement attribuée à l’action de l’Esprit plutôt qu’à celle des être humains.


Les Églises pentecôtistes ont connu de nombreuses divisions au sein de leur propre dénomination. Elles ont fait preuve d'une tendance à se fragmenter parfois plus grande que celle des autres groupes protestants, mais elles n'en conservent pas moins une certaine cohérence. Cette cohérence est présente au niveau de la vie chrétienne organisée autour de l'action de l'Esprit par qui agit la puissance du Christ ressuscité[32]. L’insistance sur l’action de l’Esprit produit un modèle missionnaire distinct qui, même s’il comprend des éléments du modèle du MCE, apporte une dimension plus spirituelle.


Mais le pentecôtisme s'avérerait plus fort à convertir les gens qu'à promouvoir leur croissance spirituelle après leur conversion : il est plus habile en évangélisation initiale qu'en maturation spirituelle[33]. Il accorde beaucoup d’importance à la formation des nouveaux convertis pour évangéliser et « gagner des âmes » au Christ, mais il est moins fort quand il s'agit de prodiguer une nourriture plus substantielle aux chrétiens engagés qui ne se contentent pas d'être actifs au service du Christ mais qui éprouvent une soif plus grande pour le Christ lui-même[34].


D’après Peter Hocken, les Églises pentecôtistes ne reconnaissent pas suffisamment le besoin d'un enseignement de niveau supérieur à celui des débutants. Tout comme les évangéliques, les pentecôtistes seraient des activistes[35] qui vivraient, certes une expérience spirituelle forte et sensible au début de leur conversion, mais qui, par la suite, ne chercheraient qu’à reproduire cette expérience initiale et à la partager avec ceux qui ne l’ont pas connue. Cette expérience sensible initiale est pour eux si importante qu’ils sont prêts à considérer toute personne qui ne l’aurait pas faite, chrétienne ou non, comme spirituellement ignare et en état de perdition. Tous ceux qui n’ont pas fait l’expérience sensible de l’Esprit sont suspects d’être sur la route de l’enfer, de ne pas connaître Jésus et considérés comme devant être évangélisés pour naître de nouveau et avoir l’assurance de leur salut. Le signe de salut est pour beaucoup de ces Églises, le parler en langue.


L’insistance de la vie avec Dieu dans l’Esprit peut apporter de la vitalité à l’Église et enrichir le modèle du MCE, mais il ne faut pas oublier le danger du subjectivisme ; danger de placer l'expérience au-dessus de la Parole de Dieu elle-même. Chaque pulsion intérieure pouvant être faussement interprétée comme une inspiration de l'Esprit Saint.


Le modèle missionnaire pentecôtiste présente l’avantage de rappeler que le Saint-Esprit est le protagoniste de la mission et qu’il guide l’Église dans sa mission[36]. Il est descendu sur la communauté des croyants afin de les équiper des dons qui leur permettent de remplir la mission qui leur a été confiée. Il va à la rencontre des personnes évangélisées et les prépare à accueillir la grâce de la foi. C’est lui qui, avec le Christ, proclame, rend présent et communique le mystère du salut annoncé par l’Église. Ce modèle fait plus ressortir l’importance de la place à accorder à l’Esprit Saint que de la volonté de s’organiser pour croître numériquement. IL s’agit de collaborer avec l’action et la puissance sensible de l’Esprit et la croissance en sera le fruit.


8.4 Le modèle de Taizé


L’avant dernier modèle présenté pour éclairer la problématique de la recherche de croissance numérique et d’efficacité dans l’Église est celui de la communauté de Taizé. L’expérience de Taizé montre qu’en visant à faire de la communauté un symbole d’unité entre les chrétiens et de cohérence avec l’Évangile, il en découle une puissance d’attraction et une croissance peu commune. Pour McGavran et les théologiens du MCE, c’est l’évangélisation qui a la priorité sur toutes les autres actions pastorales et missionnaires. Pourtant, la communauté de Taizé ne se fixe pas une telle priorité, c’est plutôt l’exemple d’unité entre les chrétiens qui est recherchée. Année après année, elle est restée un pôle d’attraction majeur pour les jeunes du monde entier et elle demeure encore un lieu d’innombrables conversions.

Chaque année, des dizaines de milliers de jeunes, de dix-sept à trente ans, venus du monde entier, viennent passer quelques jours dans la communauté de Taizé pour prier et vivre une expérience spirituelle. Avant d’être une communauté, Taizé est d’abord un village de France situé à une dizaine de kilomètres de Cluny. Le 21 août 1940, le pasteur protestant Roger Schutz-Marsauche s’y est établi pour donner des retraites spirituelles. Peu à peu, des frères sont venus partager sa vie et ils sont actuellement une centaine.


La vocation des frères, se réalise dans une vie communautaire qui rassemble différentes confessions chrétiennes séparées. Les frères vivent et prient ensemble, tout en étant d’origines différentes : catholique, évangélique, luthérienne, calviniste, anglicane[37]. L’infrastructure de la communauté de Taizé est un ensemble de baraquements et de tentes au bord du village. Une vaste église, l’église de la Réconciliation, a été bâtie à trois cents mètres de la chapelle romane du village. Les prières communes rassemblent non seulement les frères, mais aussi les milliers de jeunes venus y passer quelques jours. Au fil des ans, leur nombre n’a cessé d’augmenter. En 1991, on en comptait quatre-vingt mille[38].


Taizé est un curieux mélange de stabilité, de provisoire et de mystère. Tant de monde y converge de tous les continents sans que personne ne sache très bien pourquoi. La puissance d'attraction de cette communauté ne procède pas tant d'un projet délibéré que d'une authentique inspiration spirituelle, fidèlement suivie : Taizé, est une parabole de communion, une source d’espérance et de réconciliation[39].


Cette attraction, et plus encore sa permanence, ont quelque chose d'étonnant car au fil des décennies la jeunesse a considérablement changée sans que la communauté se soit adaptée à leurs modes et à leurs attentes mouvantes. Marguerite Léna estime que c'est précisément parce que Taizé n'a pas fondamentalement changé que les jeunes «s'y reconnaissent »[40]. Mais Taizé ne s’est pas installé, ni institutionnalisé; on peut toujours y sentir une connivence entre la « dynamique du provisoire », typique de la communauté, et une jeunesse rebelle aux embrigadements[41].


Taizé a su créer une liturgie qui convient tant à l'agnostique de passage qu’au familier de l'oraison. Celle-ci s’est lentement simplifiée et universalisée par le contact quotidien avec les jeunes et leur diversité. Elle s’inspire de la tradition d’Orient et d’Occident en une sorte de liturgie des nations qui, par le jeu des langues, recrée, d’une certaine manière, l'unanimité symbolique perdue dans les temps anciens (Gn 11:1-9)[42].


Malgré le mélange de cultures, de traditions, de langues et de confessions religieuses, la communauté jouit d’une identité claire, solidement définie, grâce notamment au noyau monastique constitué par les frères. Ceux-ci ne sont pas des animateurs de jeunes, mais des hommes de prière. C’est peut-être cette identité ferme de la communauté et aussi sa capacité de vivre la différence dans l’unité, au-delà des barrières communément admises dans la société, qui attire les jeunes[43].


Le message de la communauté s’exprime dans un langage familier qui veut rejoindre l'expérience et assouvir les soifs de ses destinataires. À son arrivée le jeune se voit remettre une feuille qui lui indique le fondement et la finalité de la semaine qu'il va vivre : «Tu es venu à Taizé pour aller aux sources du Christ par la prière, le silence. Tu es venu pour découvrir un sens à ta vie, pour reprendre élan, pour te préparer à prendre des responsabilités là où tu vis». La démarche propose donc la rencontre avec le Christ qui le rejoindra dans son intériorité et lui fera prendre conscience de ses responsabilités[44]. Il s'agit ici de présence plutôt que d'efficience, d'être plutôt que de faire[45].


Un autre élément qui peut expliquer la puissance d’attraction de la communauté est son option fondamentale pour l’écoute et la disponibilité à l’égard de ceux et celles qui viennent :


Dès leur arrivée, les jeunes sont informés que des frères sont chaque soir à leur disposition dans l'église pour les «écouter». Le terme n'est pas choisi au hasard. Il touche une des grandes blessures du rapport actuel entre générations. Écouter n'est encore ni conseiller ni prescrire, c'est simplement permettre à l'expérience vécue, souvent tumultueuse ou conflictuelle, de se mettre en première personne, de se structurer en parole, d'entrer dans l’espace d'une relation interpersonnelle[46].


Les enseignements prodigués emploient peu le style impératif ou le terme de péché. On ne se situe pas dans une dynamique légaliste. On donne plutôt des points de repères, on place les jeunes dans une situation d’interrogation plutôt que d'injonction: « Que serait une liberté si, pour servir ses égocentrismes, elle en venait à entamer la liberté des autres ? » Ainsi est mise en œuvre une pédagogie qui, tout en proposant un itinéraire de conversion, respecte la mentalité propre des jeunes. On les invite à des choix qui découlent de la compréhension intérieure plutôt que de l’obéissance. La réalité du mal n'est pas pour autant occultée, elle est évoquée là où elle est effectivement visible : d'abord dans les blessures intérieures et aussi dans les manifestations de division et d’injustices dans le monde.


La communauté ne propose pas de militantisme dans une organisation appelée « Taizé ». Les jeunes n'ont pas le sentiment d'être les réceptacles de la Bonne-Nouvelle; ils sont invités, dès leur arrivée, à en être les partenaires et les témoins. Marguerite Léna pense que c’est là l’un des secrets du lieu : la confiance accordée a pour effet la responsabilisation immédiate:


Les responsabilités de l'organisation et de l'animation leur sont largement confiées; (…) Taizé est un lieu où il leur est fait confiance, où ils sentent et savent que leurs énergies créatrices sont attendues et sollicitées[47].


La communauté de Taizé agit par des signes et sur des signes. Elle rassemble des frères d'origines confessionnelles diverses et ainsi rend visible la communion ecclésiale brisée par l'histoire. Elle semble pouvoir tenir ensemble, sans contradiction apparente, des polarités souvent ressenties comme contraires: intériorité et engagement, « lutte et contemplation », organisation et improvisation, enracinement et universalisme[48]. Quand, trois fois par jour, à l'heure de la prière, les jeunes convergent vers l'église de la Réconciliation, la communauté présente un visage jeune, uni et renouvelé par l’Esprit. Les prières font l’objet de traductions simultanées dans une harmonie qui semble se rire des obstacles linguistiques et culturels.


Certes ces rencontres, au-delà des différences confessionnelles, économiques, politiques ou culturelles, ne sont qu’un signe dans un monde dont la réalité peut être tout autre. C’est une sorte de raccourci symbolique qui ne met pas à l'abri des déceptions ultérieures, lorsque le charme du lieu laisse place au retour dans le monde. Chacun est renvoyé à son cadre ordinaire de vie pour s’y engager, à sa manière, avec les forces et les intuitions qu’il aura su puiser dans son expérience spirituelle[49].


La mission de Taizé est donc, en grande partie symbolique, au sens le plus fort du terme. Elle rapproche, au-delà des obstacles de la division, les membres du Corps du Christ, dégageant ainsi la figure d’une Église unie dans l’amour et le respect des différences[50]… La communauté ne s’est pas donnée pour objectif d’attirer les foules, et pourtant des dizaines de milliers de jeunes continuent à s’y rendre chaque année. Le message d’unité que la communauté proclame en accord avec l’Évangile et l’espérance qu’elle signifie sont une puissante force qui aimante les chercheurs de paix, de cohérence et de réconciliation.


Lorsque l’Évangile est vécu à la lettre dans un monde qui est parfois si peu à sa ressemblance, il devient une lumière dans la nuit, un phare pour les nations. C’est ce que l’expérience de Taizé nous apprend, c’est la puissance du symbole et de l’exemple. Il en est ainsi chaque fois que des hommes et des femmes prennent Dieu au mot et qu’ils le suivent en son Fils. Il en est ainsi aussi pour les Missionnaires de la Charité, modèle présenté dans le paragraphe suivant.


8.5 Le modèle des Missionnaires de la Charité


Un autre modèle qui permet d’éclairer la problématique est celui de la communauté des Missionnaires de la Charité fondée par Mère Térésa. Ce modèle vient éclairer la question du sens dans l’action pastorale et missionnaire. Si une mission entreprise sous l’angle d’une recherche numérique n’a que peu de sens à offrir à la lumière de l’Évangile, l’action des Sœurs de Mère Térésa interpelle si profondément que des personnes du monde entier et de toutes les religions ont rendu hommage à cette sainte et des jeunes femmes laissent encore tout pour s’engager à sa suite.


L’option première des Missionnaires de la Charité n’est pas de croître numériquement ni d’évangéliser mais d’aider les plus pauvres. Leur action est missionnaire au sens le plus fort du terme. Elle démontre une manière de comprendre la mission qui est, à mon avis pleine de sens et en accord profond avec l’Évangile. On ne se trompe pas en disant que le texte biblique qui fonde leur mission Matthieu 25:31-46[51] : En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l'avez fait à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait… Et bien que les Missionnaires de la Charité ne cherchent pas à proclamer la Bonne Nouvelle par leurs paroles, elles le font de manière magistrale par leurs actes.


Leur mission s’accomplit et se déploie dans la mise en pratique des deux plus importants commandements de la Loi : aimer Dieu et son prochain. Elles voient le prochain particulièrement dans le pauvre et le pauvre, pour elles, c’est Jésus. Elles cherchent à aimer Dieu dans l’abandonné, dans le souffrant, dans le mourant. Et ce faisant, elles annoncent au monde l’amour de Dieu sans grand discours ou grandes prédications.


J'ai assumé la charge de représenter les Pauvres du monde entier: les indésirables, ceux que personne n'aime, les rejetés, les victimes de mauvais traitements, les aveugles, les lépreux, les alcooliques, ceux qui sont en marge de la société, tous ceux qui en sont arrivés à oublier ce que sont la chaleur et l'affection humaines, le contact avec les autres. (…) Je ne toucherais jamais un lépreux parce qu'on m'offrirait un milliard. Mais je le fais gratuitement et de bon cœur pour l'amour de Dieu. (…) Ceux qui, aujourd'hui, ignorent et repoussent les Pauvres continuent à ignorer et à repousser le Christ. Les Pauvres nous font honneur en nous permettant de les servir[52].


Si l’annonce de l’amour de Dieu se fait surtout par les actes de charité et de solidarité envers les pauvres, Mère Térésa elle-même témoignait quand même de Dieu par ses paroles lors de témoignages en répondant à des invitations, mais cela représentait une épreuve :


Les invitations à parler en public me parviennent de tous côtés et se succèdent sans interruption. Cela constitue pour moi une véritable épreuve. J'aimerais mieux qu'on ne me le demande pas[53].


La finalité des Missionnaires de la Charité n’est pas d’annoncer verbalement la Bonne Nouvelle ni de s’organiser pour croître. Leur but est tout simplement d'aimer Jésus. Celui-ci est vu autant dans le pauvre que dans l’eucharistie. L’eucharistie a été pour Mère Térésa un soutien, un secours. Elle ne vivait pas de séparation entre sa prière et son apostolat envers les pauvres.


L'aliment spirituel qui me soutient, c'est la messe. Sans ce secours, je n'arriverais pas à tenir une journée, ni même une heure. À la messe, Jésus est présent devant nous sous l'apparence du pain; dans les quartiers pauvres nous Le voyons et nous Le touchons dans les corps meurtris, aussi bien que dans les enfants abandonnés. (…) Si l'Eucharistie nous présente le Christ sous les apparences du pain, et la misère sous celle des Pauvres, je sais bien que l'Eucharistie et les Pauvres ne sont autre chose qu'un seul et même amour. Nous saurons seulement au ciel mesurer ce que nous devons aux Pauvres, qui nous donnent l'occasion de mieux aimer Dieu en leur personne[54].


Le but des Missionnaires de la Charité est de ne vivre que pour Jésus dans le pauvre mais l’annonce de la Parole a aussi son importance. Mère Térésa écrit : Jésus, pour moi, c'est (…) la Parole qui doit être annoncée, la Vérité qui doit être transmise, la Voie que nous devons suivre…[55]. Leur action ne vise aucunement à rassembler du monde sinon les abandonnés pour leur donner un logis et les agonisants pour leur permettre de mourir dans la dignité (Lc 14:13-14[56]). Cela représente un contraste avec l’action missionnaire du MCE. Pourtant qui oserait dire que les sœurs missionnaires de la Charité ne vivent pas l’Évangile[57]? Mère Teresa laissa tout pour aller vivre dans les taudis et de nombreuses femmes l’ont suivi parce qu’elle symbolisait l’amour en acte et une vie chrétienne pleine sens et de cohérence avec l’Évangile.


Au mois de mars 1949, précisément le jour de la Saint-Joseph, j'entendis frapper à ma porte. J'eus la surprise de me trouver devant une de mes anciennes élèves, une jeune fille d'aspect fragile. Elle me déclara: - Ma Mère, je suis venue pour rester avec vous[58].


Leur mission est profondément chrétienne et veut témoigner du Christ agissant par elles. Leur raison d'être, explique Mère Térésa, est d’apporter le Christ dans les foyers et d’amener les êtres humains au Christ. Elle est fondée sur l'amour de Jésus. Les Missionnaires de la Charité agissent au nom de Dieu, envoyées par lui, pour être des preuves vivantes de son amour, pour le monde et pour les Pauvres en particulier[59].


L’amour de Dieu est premier. Elles ne s’organisent pas pour croître numériquement mais pour aller au-devant des plus souffrants. Elles prouvent au monde que Dieu est amour et elles prouvent à Dieu leur amour en l’actualisant dans des actes concrets, au service des plus pauvres des pauvres (Ja 2:15-17[60]).


Les Missionnaires de la Charité sont des missionnaires de l'amour et de la compassion. Elles visent à en être pénétrées et à le répandre chez les autres, qu'ils soient chrétiens ou non. Le modèle des Missionnaires de la Charité fait de l’amour de Dieu dans le pauvre le cœur de la mission; il est proche du modèle ecclésial de la missio Dei. De même que Jésus a été envoyé par son Père, de même les Missionnaires de la Charité sont envoyées pour proclamer l’Évangile d'amour et de la compassion.


Les sœurs de Mère Térésa sont réellement des missionnaires car elles proclament l’Évangile par leurs actes et leur consécration totale. Elles sont des disciples authentiques qui ont tout laissé pour suivre leur maître (Lc 14:26-27[61]) et le faire connaître au monde : Notre principale mission doit être de faire connaître Jésus-Christ aux hommes de tous les peuples[62] explique Mère Térésa pour qui il est l'unique voie qui conduit au Royaume de Dieu[63].


Les missionnaires de la Charité considèrent que leur devoir est de travailler au salut des êtres humains; elles le font en posant des gestes d’amour, en soignant, en nourrissant les affamés, en vêtissant et en consolant les affligés, en visitant les abandonnés (Cf. Mat 25:31-46). Tout ce qu’elles font - prier, travailler, c'est pour Jésus dans le pauvre. Sans Lui, leur vie n’a pas de raison d'être[64]. C’est Jésus qui est le sens de leur vie. Et c’est parce qu’elles ont une vie pleine de sens qu’elles ne laissent personne indifférent. Elles sont efficaces dans leur manière d’aimer et d’observer l’Évangile à la lettre.


8.6 Conclusion


Les différents modèles présentés nous montrent que l’on peut vivre une mission authentiquement chrétienne sans d’abord et avant tout donner la priorité à l’évangélisation et à la croissance numérique. En fait, ils nous montrent que la mission chrétienne a plus de sens lorsqu’elle procède d’une volonté d’être uni avec le cœur de l’Évangile : l’amour, l’action de l’Esprit et l’unité.


La mission de l’Église n’est pas de seulement chercher à croître mais d’être un signe de l’Évangile vécu et de la puissance libératrice de l’Esprit Saint. C’est la volonté profonde de communiquer l’expérience et la victoire de Dieu par l’Esprit, dans les maladies et les oppressions temporelles et spirituelles de ce monde, qui donnera à la mission cohérence et sens.


La mission de l’Église ne peut se passer du témoignage d’amour et d’unité et de l’engagement envers les opprimés et les pauvres. La parabole du jugement dernier rappelle qu’un des buts essentiels de l’Église est d’aimer le Christ dans le prochain, particulièrement dans le pauvre et le souffrant. Quand la notion du salut s’élargit ainsi et que la mission consiste à être signe d’amour et d’unité, à sauver, à secourir, à venir en aide à toute souffrance, les modèles prennent une autre forme et leur but se recentre sur l’essentiel évangélique. L’amour vécu, la cohérence entre l’Évangile et la vie, sont seuls apte à donner sens non seulement à la vie chrétienne mais aussi à la vie des êtres humains en général.

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NOTES

[1] Cf. D. J. BOSCH, La dynamique de la mission chrétienne, Histoire et avenir des modèles missionnaires, Labor et Fides 1996, pp. 580-599.

[2] Cf. ibid., p. 531.

[3] Cf. ibid., pp. 499-525.

[4] Cf. ibid., pp. 525-530.

[5] Ibid., p. 529 .

[6] Ibid., p. 528 .

[7] Cf. ibid., p. 528.

[8] Cf. ibid., pp. 565-579.

[9] Cf. ibid., pp. 567-573.

[10] CONGRÉGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, « Instruction sur quelques aspects de la “théologie de la libération” », dans Théologies de la libération : Documents et débats, Paris, Cerf/Centurion, 1985, p. 159.

[11] G. GUITÉRREZ, Théologie de la libération, Bruxelles, Éditions Lumen Vitae, 1974, p. 185.

[12] Cf. L. BOFF, Le Notre Père, Une prière de libération intégrale, p. 85.

[13] Cf. CARDINAL RATZINGER, « Les conséquences fondamentales d’une option marxiste » dans Théologies de la libération : Documents et débats, Paris, Cerf/Centurion, 1985, p. 121.

[14] C. MESTERS, « “Écouter ce que l’Esprit dit aux Églises” : L’interprétation populaire de la Bible au Brésil », Concilium, # 233, 1991, p. 137.

[15] Ibid., p. 136.

[16] Cf. ibid., pp. 139-145.

[17] Cf. A. DA SILVA, « Les pauvres s’approprient la Bible : L’interprétation de la Bible dans la théologie de la libération », Entendre la voix du Dieu vivant : Interprétations et pratiques actuelles de la Bible / sous la direction de Jean Duhaime et Odette Mainville, Montréal-Nord, Québec, Éditions Mediaspaul, 1994, p. 298.

[18] Cf. ibid., p. 307.

[19] C. MESTERS, « L’interprétation de la Bible dans quelques communautés ecclésiales de base au Brésil », Concilium, # 158, 1980, p. 66.

[20] Cf. A. DA SILVA, op. cit., p. 299.

[21] Cf. ibid., pp. 300-301.

[22] Cf. M. SCHOOYANS, Théologie et libération : Questions disputées, Le Préambule, Longueuil, 1987, couverture.

[23] L’approche charismatique met beaucoup d’emphase sur la prière pour les malades par imposition des mains, sur le baptême dans l’Esprit, le parler en langues et toutes les autres manifestations sensibles de l’Esprit Saint.

[24] Comme pour éteindre certaines rumeurs, Peter Wagner répète à plusieurs reprise dans son livre Spiritual Power and Church Growth, qu’il n’est pas pentecôtiste ou charismatique, que ce soit dans l’introduction (p.13), ou deux fois dans le deuxième chapitre (p.32 et p. 36) : I myself am not a Pentecostal or a charismatic.

[25] Cf. P. WAGNER, Spiritual Power and Church Growth, Altamonte Springs, Strang Communications Company, 1986, pp. 26-27. Des chiffres similaires sont proposés par Patrick Johnstone : http://www.jesus.org.uk/dawn/1998/dawn9828.html. Les prévisions, difficilement confirmables pour l’instant, sont de 60 millions d’évangéliques en Amérique Latine en l’an 2000. Voir aussi : Adherents.com - Religion Statistics Location Index, http://www.adherents.com/adhloc/Wh_177.html#444.

[26] Ibid.,. 27.

[27] Ibid., p. 34.

[28] Ibid., p. 31.

[29] Ibid., p. 37.

[30] Cf. ibid., pp. 120-121.

[31] Ibid., p. 122.

[32] Cf. P. Hocken, Le réveil de l’Esprit : Les Églises pentecôtistes et charismatiques, Montréal, Fides, 1994, p. 46.

[33] Ibid., p. 75.

[34] Ibid., p. 75.

[35] Cf. ibid., p. 75.

[36] Cf. Jean-Paul II, La Mission du Christ Rédempteur, Montréal, Ed Fides, 1991, § 21.

[37] Cf. M. LÉNA, « Taizé », Études, v.377, n. 1-2, 1992, pp. 112-113.

[38] Cf. ibid., p. 112.

[39] Cf. ibid., pp. 111-113.

[40] Ibid., p. 114.

[41] Cf. ibid., p. 114.

[42] Cf. ibid., pp. 114-115.

[43] Cf. ibid., pp. 114-115.

[44] Cf. ibid., p. 114.

[45] Ibid., p. 115.

[46] Cf. ibid., p. 116.

[47] Ibid., p. 117.

[48] Ibid., p. 119.

[49] Cf. ibid., pp. 118-119.

[50] Cf. ibid., p. 120.

[51] Mat 25:31-46 : Quand le Fils de l'homme viendra dans sa gloire, escorté de tous les anges, alors il prendra place sur son trône de gloire. Devant lui seront rassemblées toutes les nations, et il séparera les gens les uns des autres, tout comme le berger sépare les brebis des boucs. Il placera les brebis à sa droite, et les boucs à sa gauche. Alors le Roi dira à ceux de droite : "Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume qui vous a été préparé depuis la fondation du monde. Car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger, j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire, j'étais un étranger et vous m'avez accueilli, nu et vous m'avez vêtu, malade et vous m'avez visité, prisonnier et vous êtes venus me voir. " Alors les justes lui répondront : "Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te désaltérer, étranger et de t'accueillir, nu et de te vêtir, malade ou prisonnier et de venir te voir ?" Et le Roi leur fera cette réponse : "En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l'avez fait à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait. " Alors il dira encore à ceux de gauche : "Allez loin de moi, maudits, dans le feu éternel qui a été préparé pour le diable et ses anges. Car j'ai eu faim et vous ne m'avez pas donné à manger, j'ai eu soif et vous ne m'avez pas donné à boire, j'étais un étranger et vous ne m'avez pas accueilli, nu et vous ne m'avez pas vêtu, malade et prisonnier et vous ne m'avez pas visité. " Alors ceux-ci lui demanderont à leur tour : "Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé ou assoiffé, étranger ou nu, malade ou prisonnier, et de ne te point secourir ?" Alors il leur répondra : "En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous ne l'avez pas fait à l'un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l'avez pas fait. " Et ils s'en iront, ceux-ci à une peine éternelle, et les justes à une vie éternelle.

[52] J. L.Gonzalez-Balado et J.Playfoot, Mère Teresa par elle-même, Éditions Médiapaul, 1994, p. 140.

[53] Ibid., p. 147.

[54] Ibid., pp. 140-141.

[55] Ibid., pp. 150-151.

[56] Lc 14:13-14 : Mais lorsque tu donnes un festin, invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles ; heureux seras-tu alors de ce qu'ils n'ont pas de quoi te le rendre ! Car cela te sera rendu lors de la résurrection des justes.

[57] Il m’est arrivé de demander à un chrétien très opposé aux catholiques s’il considérait que Mère Thérésa faisait le bien. Il me répondit : « ce que faisait Mère Térésa venait du diable ! ». Je ne peux m’empêcher de faire le parallèle avec les Pharisiens qui, voyant Jésus faire le bien, guérir les malades et chasser les démons, l’accusait d’agir par Béetzébub….(Mc 3:23ss)

[58] J. L.Gonzalez-Balado et J.Playfoot, op. cit., p.25.

[59] Ibid., p.28.

[60] Jc 2:14-17 : À quoi cela sert-il, mes frères, que quelqu'un dise : " J'ai la foi ", s'il n'a pas les œuvres ? La foi peut-elle le sauver ? Si un frère ou une sœur sont nus, s'ils manquent de leur nourriture quotidienne, et que l'un d'entre vous leur dise : " Allez en paix, chauffez-vous, rassasiez-vous ", sans leur donner ce qui est nécessaire à leur corps, à quoi cela sert-il ? Ainsi en est-il de la foi : si elle n'a pas les œuvres, elle est tout à fait morte.

[61] Lc 14:26-27 : Si quelqu'un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et jusqu'à sa propre vie, il ne peut être mon disciple. Quiconque ne porte pas sa croix et ne vient pas derrière moi ne peut être mon disciple.

[62] J. L.Gonzalez-Balado et J.Playfoot, op. cit., p.41.

[63] Ibid., p.41.

[64] Cf. ibid., p.41.