INTRODUCTION


Certains observateurs et théologiens du fait religieux ont, il n’y a pas si longtemps, pronostiqué la mort de Dieu et annoncé avec assurance le crépuscule du phénomène religieux. Il en a été de même avec les Églises paroissiales, elles devaient être vouées au déclin et leur arrêt de mort était signé : Devenue obsolète dans un monde de grande mobilité sociale, la paroisse devait s'effacer et entrer dans l'histoire[1].


Loin de ces discours, un pasteur américain, Rick Warren, commence à rassembler chez lui quelques personnes pour leur partager la Parole de Dieu. À partir de ce petit groupe s’est développée une communauté chrétienne qui n’a pas cessé de croître. Vingt ans plus tard, l’Église Saddleback Valley Community Church compte quatorze mille membres. Elle est actuellement la deuxième plus grande des États-Unis. En 1995, elle a été officiellement reconnue comme l’Église baptiste ayant le taux de croissance le plus rapide de toute l'histoire américaine.


Dans la plupart des Églises traditionnelles occidentales, la réalité des communautés chrétiennes est pourtant tout autre. C’est la constatation lucide d’une crise profonde. Délaissée et contestée, l’Église pourrait être tentée de regarder son passé avec nostalgie et se souvenir des heures glorieuses où elle était encore jeune, belle et désirable, lorsque ses enfants venaient en grand nombre sucer ses mamelles plantureuses (Is 66:11) … Aujourd’hui, pourrait-elle dire : je suis abandonnée et épuisée… comment pourrais-je me relever ? Je suis écrasée par un patrimoine trop lourd. Quel est mon avenir puisque mes effectifs ne cessent de vieillir sans se renouveler ?


Au cœur même de cette crise et de ce désarroi, le pasteur Paul Yonggy Cho commence seul un ministère d’évangélisation dans un quartier très pauvre de Séoul (Corée du Sud). Il y fonde une Église qui passe, en trois ans, de cinq cents à deux mille six cents membres. Puis, en l’espace de vingt-cinq ans, ils se sont multipliés jusqu’au nombre de sept cents mille et leur taux de croissance est maintenant de dix mille personnes par mois.


Sans réelle connaissance d’une telle expansion, en Occident, on parle encore de crise … de l'ampleur de la crise : elle concerne l'Église entière, dit-on, et même le monde entier[2]. On attribue aux progrès de la science et de la technologie le déclenchement du processus mondial de sécularisation qui tendrait à rendre la foi en Dieu superflue. L'Occident, domaine traditionnel de la chrétienté catholique et protestante et base de très nombreuses entreprises de mission, se déchristianise lentement et sûrement. En Europe et en Amérique du Nord une moyenne de cinquante-trois mille personnes quittent régulièrement l'Église d'un dimanche à l'autre[3].


C’est pourtant bien en Amérique que le pasteur Dale Galloway à réussi à faire croître son Église. Tout a commencé en 1978 par une simple prédication dans un cinéma en plein air. Quelques personnes l’ont écouté et ont répondu à son invitation à devenir chrétien : L’Église New Hope Community Church est alors fondée et le nombre de ses membres n’a cessé de croître; ils sont aujourd’hui plus de six mille.


Comment se fait-il que des communautés chrétiennes aient pu naître et grandir autant dans un environnement qu’on a jugé ailleurs hostile à la foi et encore plus à l’institution ecclésiale ? Ces communautés seraient-elles des plantes qui poussent miraculeusement dans une terre impropre à toute culture chrétienne ?


Nous verrons dans ce travail que se sont en fait les communautés qui ont fait d’importants efforts d’évangélisation et d’adaptation à leur milieu. Ces questions rejoignent l'un des sujets les plus aigus et les plus actuels de la mission : celui de la manière dont l'Évangile est appelé à rejoindre les hommes et les femmes de notre temps dans leur façon de penser et de vivre[4]. On se rend compte aujourd’hui que ce défi ne concerne plus seulement les territoires dits de mission, mais également les pays occidentaux qui traversent une période de changements culturels profonds[5].


Cette thèse n’est pas une recherche de recettes magiques qui permettraient d’échapper à la purge numérique des Églises. Elle est une réflexion profonde sur la mission ecclésiale et sur les moyens à prendre pour l’accomplir. Elle pose un regard sur l’organisation pastorale et missionnaire de communautés chrétiennes en croissance influencées par le Mouvement de la croissance des Églises (Church Growth Movement)[6]. Elle fait ressortir les principes qu’elles utilisent afin de les exposer à la lumière de la réflexion théologique et des sciences humaines.


Problématique et hypothèse


Les Églises en croissance reliées au Mouvement de la croissance des Églises (MCE) considèrent la croissance numérique comme un des buts principaux de la mission chrétienne. Pour mieux atteindre ce but et être plus efficaces, leurs pasteurs se fixent des objectifs numériques et s’inspirent des sciences de la gestion. Bien que certains puissent se réjouir de voir les chrétiens se multiplier, il ne faut pas passer à côté de certaines questions : Est que cela a du sens de faire de la croissance numérique des communautés chrétiennes une priorité quasi absolue dans l’Église ? Que reste-t-il de l’aspect social de la mission si les responsables de communautés ne recherchent qu’une performance numérique? N’y a-t-il pas d’autres dimensions de la croissance à rechercher? Réduire la mission à la recherche d’expansion numérique, n’est-ce pas passer à côté des autres fonctions de l’Église et réduire le sens profond de la mission chrétienne?


Cette thèse veut démontrer que l’on ne peut se contenter de faire de la croissance numérique la finalité de la mission chrétienne au risque de s’écarter du sens profond de l’Évangile. La question est abordée sous l’aspect théologique et aussi téléologique afin de préserver le sens de l’action missionnaire chrétienne. L’hypothèse de cette étude est que la mission de l’Église doit être entreprise sous l’angle d’une recherche de croissance intégrale[7] plutôt que simplement numérique, et l’efficacité organisationnelle devrait être poursuivie seulement dans la mesure où elle est au service de l’être humain.


La multiplication des personnes touchées par la grâce de Dieu n’est pas à rejeter mais, ultimement, on devrait viser leur croissance et leur libération intégrale plutôt que simplement l’augmentation de leur nombre sur les bancs d’église. L’utilisation des sciences de la gestion pour organiser une communauté chrétienne est souhaitable, mais il s’agit, avant de se lancer tête baissée vers un but, de bien comprendre on doit aller et comment y aller. Si les chiffres sont considérés plus importants que les personnes, l’accomplissement de la mission ecclésiale et la recherche d’efficacité organisationnelle auront un impact négatif sur la communauté.


Dans le courant de la thèse un modèle missionnaire original sera proposé. Celui-ci ne dénigre pas la dimension visible de l’Église, mais la place de la recherche numérique sera resituée dans une vision plus globale. On y tiendra compte des différentes fonctions de l’Église et des pistes seront offertes pour préserver la question du sens dans l’action pastorale et missionnaire. On en arrivera à une communauté chrétienne tout entière missionnaire où œuvres et proclamation de la Parole s’unissent dans une volonté de manifester l’amour de Dieu au monde.


L’application de ce modèle dans l’Église devrait permettre aux membres de la communauté chrétienne d’être fidèles non seulement aux impératifs missionnaires qui invitent à proclamer la Bonne Nouvelle au monde entier mais aussi aux autres prescriptions de l’Évangile qui font de l’amour le centre de la vie chrétienne et de l’Alliance divine. L’efficacité dans l’action ecclésiale sera recherchée dans le but d’aider l’actualisation[8] et la croissance des membres de la communauté ainsi que leur implication dans la mission. Les chrétiens seront invités à agir en fonction du principe de responsabilité pour soulager les détresses de leur milieu et témoigner de l’amour de Dieu en parole et en acte.


C’est ainsi que l’Église sera plus un signe d’efficacité non pas tant au niveau numérique qu’au niveau de l’amour et du don de soi. C’est autant la qualité et l’adaptation des services aux besoins du milieu ainsi que la croissance et la sainteté des membres qui sera recherchée que la simple quantité de personnes rassemblées sur les bancs d’église.


Ce travail est la continuation d’un mémoire de maîtrise intitulée Cellules de maison et évangélisation[9] dans laquelle un des référents majeurs pour éclairer la problématique était le modèle ecclésial du pasteur Yonggy Cho. C’est en poussant plus en avant les investigations que d’autres Églises en forte croissance numérique basée sur le même modèle furent découvertes. La plupart sont de dénomination évangélique et sont reliées au MCE. Ce sont elles qui sont le point de départ de cette recherche.


Le sujet est pertinent pour les communautés chrétiennes plus traditionnelles en recherche de meilleures façons de s’organiser pour accomplir leur mission. La question de l’organisation des Églises est au cœur du sujet et il y aura plusieurs références au monde de la gestion. Mais le but de cette recherche n’est pas explicitement de faire le pont entre l’Église et les sciences de l’organisation. Il est de faire une critique constructive des orientations des Églises en croissance reliées au MCE et d’offrir des pistes pour dépasser les limites découvertes dans leur approche pastorale et missionnaire.


Méthode et plan


La méthode utilisée s’inspire de la méthode praxéologique[10]. L’observation se penchera sur les idées du MCE dont les conseils ont influencé les Églises en croissance citées plus haut. Les orientations pastorales et missionnaires de cinq Églises en croissance reliées à ce Mouvement seront aussi observées dans le but de mettre en lumière les principes que leurs pasteurs disent être à l’origine de leur développement. La fin de la première partie montrera les similitudes entre les orientations pastorales des Églises étudiées avec les stratégies de développement des organisations. L’observation fera donc ressortir les principes permettant d’expliquer la croissance numérique et fera aussi le lien avec les outils de gestion utilisés dans les organisations. Il en émergera la problématique principale qui questionne la recherche d’efficacité et de croissance numérique dans l’Église. Ce premier temps de la recherche, selon les termes praxéologiques, exclut l'activité interprétative[11]. Cependant, il ne rejettera pas l'enregistrement des interprétations courantes du milieu[12].


La partie suivante correspond à l’interprétation, deuxième temps de la méthode praxéologique; la réflexion est engagée pour mieux comprendre le but de l’action pastorale et missionnaire de l’Église. Elle remettra en question les orientations des Églises en croissance observées dans la première partie. Plusieurs textes de la Bible et d’autres modèles ecclésiaux permettront de prendre une distance critique par rapport aux solutions communément acceptées dans le MCE et dans la gestion des Églises en croissance reliées à ce Mouvement. Le but de cette partie est d’effectuer un éclairage au niveau du sens et du fondement de la mission chrétienne. Ce sera la découverte d’un écart qui existe entre les modèles de départ et la mission ecclésiale.


La réflexion se fera à partir de théologiens comme David Bosch, Jean-Marie Tillard et Christian Schwartz, mais elle ne se limitera pas à une approche théologique. Des référents comme Victor Frankl, Yves St-Arnaud et les expériences concrètes des communautés de base en Amérique Latine, des Églises pentecôtistes, de la communauté de Taizé et des Missionnaires de la Charité contribueront à découvrir les limites des orientations des Églises en croissance reliées au MCE. Tous ces éléments seront mis en corrélation afin de faire affleurer les contradictions et les cohérences. L’analyse débouchera sur un pari de sens qui aboutira à une hypothèse, axe autour duquel émergera le nouveau modèle.


La troisième partie tâchera de trouver de nouvelles avenues afin de dépasser la limite d’une mission comprise en termes essentiellement numériques. Ce qui permettra d’imaginer un modèle ecclésial ayant plus de sens sera principalement une compréhension élargie du salut. Le salut et la conversion seront abordés dans le sens d’un cheminement par étape qui se fait à l’intérieur de la communauté chrétienne. La conversion est vue comme un processus progressif d’actualisation et de croissance intégrale de la personne humaine amenant les chrétiens à se consacrer au Christ et à s’impliquer dans la mission de l’Église. Une telle approche théologique et pastorale aura pour conséquence une certaine restructuration de l’Église locale. C’est là que des référents de type organisationnel aideront à élaborer un modèle pratique et à mieux comprendre comment le mettre sur pied dans un milieu donné. La fin de la troisième partie situera la place de la recherche numérique dans ce modèle dit de croissance intégrale.


La quatrième partie, la plus pratique de la thèse, fait passer du monde des idées au monde de l’action. Elle se concrétise par une série de propositions et de conseils. Plusieurs outils de gestion seront utilisés ici, que ce soit la vision, l’énoncé de mission ou les équipes autonomes permettant l’implication des membres de la communauté chrétienne dans l’accomplissement de la mission. Une observation de quelques facettes du milieu québécois aboutira à des adaptations contextuelles du modèle théorique.


En partant de la problématique principale, les référents, au fur et à mesure de la recherche, sont questionnés afin de corriger, de manière incrémentale, les principes de croissance de départ. Ainsi est-il possible de tenir compte des problématiques émergentes et de circonscrire peu à peu le champ de vérité apte à réajuster les principes de croissance des Églises en croissance reliées au MCE.


Précisions en ce qui concerne le vocabulaire


Le terme Église désigne l’assemblée chrétienne, qu’elle soit locale ou universelle. Et le terme église fait référence à l’infrastructure où a lieu le culte.


Que ce soit dans un contexte protestant ou catholique, le terme pasteur renvoie au responsable de communauté, ou à l’équipe responsable, si les autorités ecclésiales locales ont choisi cette forme de direction pour la communauté.


La question du sens fait référence à une idée qui sert à justifier, à expliquer l’existence (cf. raison d’être, contr. absurdité, déraison et non-sens).


Le terme gestion, utilisé dans cette recherche, n’est pas à confondre avec l’économie d’entreprise. On se situe ici dans un cadre plus large : celui de l’organisation humaine en général. La gestion est comprise comme une science de l’action collective chargée de réaliser la mission d’une organisation. Son objet ne se limite donc pas à l’entreprise, mais à l’ensemble des organisations telles que les administrations publiques, les associations, les collectivités locales et même les Églises locales. Elle intègre la volonté d’évolution des organisations et reproduit le schéma classique : but => objectif => moyens.


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NOTES

[1] G. Routhier, La paroisse en éclat, Coll. Théologie pratique, #5, Ottawa, Éditions Novalis, 1995, p.1.

[2] Cf. J. GLAZIK, Mission - der stets grossere Auftrag (Gesammelte Vortrage und Aufsatze), Aachen, Mission Aktuell Verlag, 1979, p. 152.

[3] Cf. D. J. BOSCH, La dynamique de la mission chrétienne, Histoire et avenir des modèles missionnaires, Labor et Fides 1996, p. 13.

[4] M. Dumais, Communauté et Mission : Une lecture des Actes des Apôtres pour aujourd’hui, Coll. Relais – Études n.10, Québec, Éditions Desclée, 1991, p.9.

[5] Cf. ibid., p.9.

[6] Le Mouvement de la croissance des Églises sera présenté en détail dans la première partie de la thèse.

[7] Le concept de croissance intégrale sera développé et explicité tout au long de la thèse.

[8] Yves St-Arnaud propose, dans son livre s’actualiser par des choix éclairés et une action efficace (Montréal, Gaëtan Morin éditeur, 1996), une théorie de l'actualisation humaine qui repose sur le postulat que tout individu naît avec un programme génétique qui favorise le développement de la personne. Il l’appelle tendance à l’actualisation. Ce processus d'actualisation comprend trois éléments : recevoir, choisir et agir.

[9] Les cellules de maison sont des réunions de chrétiens dans leurs foyers. On y prie, fraternise et étudie la parole de Dieu. Les cellules sont des lieux propices pour inviter des personnes que l’on souhaite aider à découvrir la Bible et le mode de vie chrétien en général.

[10] La méthode praxéologique comprend quatre axes majeurs : observation, problématisation, interprétation et intervention.

[11] Cf. M. CampbelL, « Initiation aux jeux d’interprétation en praxéologie pastorale », dans la collection : Cahiers d'études pastorales (vol.4), La praxéologie pastorale : Orientations et parcours / sous la direction de Jean-Guy Nadeau, Tome I, Montréal, Fides, 1987, p. 62.

[12] Cf. ibid., p. 62.