CHAPITRE X - De la pauvreté à l’actualisation


La pauvreté contre laquelle les chrétiens doivent lutter dans les pays occidentaux n’est pas la seule pauvreté matérielle. Elle comporte différentes dimensions qu’il est important d’identifier afin de définir des activités adéquates pour la résorber. Deux questions qui traitent des priorités seront aussi abordées dans ce chapitre : une Église locale doit-elle s’engager dans la lutte contre toutes les pauvretés de son milieu même si d’autres organismes communautaires effectuent déjà ce travail ? Ne devrait-elle pas concentrer ses efforts sur les pauvretés qu’elle est plus apte à résorber que les autres, comme par exemple les pauvretés d’ordre spirituel ?


10.1 Offrir un salut qui lutte contre les différentes pauvretés d’un milieu


La notion de pauvreté dépasse largement le cadre du dénuement matériel. Il n’est pas nécessaire d’aller dans le tiers monde pour la rencontrer. Tous les milieux engendrent une forme ou une autre de pauvreté. Elle se présente de multiples manières : pauvreté économique (manque du nécessaire), pauvreté psychique ou physique (manque de santé), pauvreté relationnelle et affective (manque d'amour), pauvreté humaine (manque de volonté, de sens à la vie). Être pauvre, ce peut aussi être un « étranger » ou un réfugié, dépouillé de sa culture d’origine, confronté à la rigueur d’un environnement nouveau.


L'étymologie du mot « pauvre » (aney) désigne un état de capacité réduite, de moindre puissance et de valeur… ce qui se traduit souvent dans la vie en société par une situation sociale médiocre. Le « miséreux » au sens fort du terme est celui qui est dans le besoin, en état de manque. Il n’a pas le nécessaire pour vivre comme un être humain et s’actualiser dans une vie qui corresponde à sa dignité. Un modèle de croissance intégrale qui veut offrir un salut intégral doit lutter contre toutes les formes de pauvreté. Ce salut intégral amènera la personne à s’actualiser pleinement en répondant à l’ensemble de ses besoins.


Agir pour sauver l’être humain intégralement c’est agir sans mettre de priorité ni sur la proclamation de la Parole, ni sur les œuvres mais agir selon les circonstances selon les pauvretés rencontrées dans le milieu : parfois, c’est une parole qui peut sauver : pour redonner de l’espérance au désespéré, offrir le pardon de Dieu à celui qui porte un fardeau de culpabilité, etc., parfois c’est un geste vis-à-vis d’une personne dans le besoin : donner à manger à celui qui a faim, visiter le malade, la personne qui est seule, etc.. On évite ainsi le problème de la dichotomie entre les œuvres et la proclamation dont il a été question dans la deuxième partie. Il n’y a plus d ‘opposition entre œuvre sociale et proclamation, le choix des actions communautaires se fait en fonction des besoins humains[1].


Dans un tel modèle il revient à la communauté chrétienne de repérer les différentes pauvretés et souffrances présentes dans son milieu. Il y a par exemple :


- Les pauvretés engendrant des souffrances physiques :
  • manque de nourriture, d’habillement, de logement;
  • maladies;

- Les pauvretés engendrant des souffrances morales, psychologiques et spirituelles :
  • manque d’amour, de soutien;
  • solitude;
  • manque de sens à sa vie, manque de travail;
  • manque de pardon;
  • manque d’espérance temporelle et éternelle;


Cette liste n’est pas exhaustive, mais elle permet d’aimer concrètement Dieu et le prochain dans le pauvre comme le font les sœurs de Mère Térésa, sans forcément être dans les pays du Tiers-monde.


10.2 La seule pauvreté qui plaît à Dieu


La Bible attribue aux pauvres et à la pauvreté une place importante. Dans les Écritures, on trouve aussi une pauvreté qui a un sens positif, une forme de pauvreté qui plaît à Dieu[2]. La pauvreté qui est un atout est celle qui ouvre la porte de la vraie richesse; c’est celle qui permet à l’être humain de se tourner vers Dieu pour recevoir le salut. La pauvreté « agréable » à Dieu permet aux êtres humains de reconnaître que la soif qui les habite ne peut être satisfaite que par Lui, que par une relation avec Lui. Elle permet de reconnaître aussi le besoin des autres, de leur compagnie et de leur appui. Cette forme de pauvreté ouvre la porte de la vraie richesse de la communion avec Dieu et avec le prochain. Étant la condition d’accueil de l’Évangile et de la croissance spirituelle, elle est celle qu’il faut savoir repérer chez les personnes du milieu.


En repérant, dans le milieu, les personnes que Dieu a préparées à recevoir la Bonne Nouvelle, les efforts des évangélisateurs ne sont pas vains. Si les membres de la communauté chrétienne n’ont pas les yeux pour la voir, ils perdront inévitablement leur temps à annoncer l’Évangile à des personnes qui ne sont pas en état, pour l’instant, de le recevoir. Tel a été le cas pour Paul lorsqu’il s’est adressé aux Athéniens (Ac 17:32-33) trop « riches d’eux-mêmes » et de leur connaissance pour accueillir ce que Paul leur annonçait. La question à se poser avant de se lancer dans la proclamation de la Bonne Nouvelle est donc : quelles sont les personnes de mon milieu qui peuvent s’avérer réceptives à la Bonne Nouvelle ? Seulement alors devrait-on élaborer des stratégies d’évangélisation. McGavran insistait à juste titre pour que l’on tienne compte de la réceptivité des personnes d’un milieu[3]. Le pauvre spirituellement est la personne réceptive, déclarée heureuse par Jésus (Mat 5:3) car en état de recevoir la vraie richesse de l’Évangile.


A cet égard, Job apparaît comme le modèle du pauvre: il refuse de s'en remettre à des explications et à des justifications rapides ou simplistes, mais accepte au contraire l'obscurité d'une nuit intérieure, attente de Dieu, dans laquelle viendra la lumière de vérité. L'Évangile du Salut n'est-il pas justement la Bonne Nouvelle grâce à laquelle ceux qui étaient démunis, perdus, enchaînés deviennent comblés, guéris, libres? Celui-là seul qui éprouve dans son « cœur » de telles attentes peut se tourner vers l'Évangile salutaire de l'Alliance avec Dieu, en Jésus-Christ, et l'accueillir positivement en lui[4].


La personne réceptive à l’Évangile est celle qui voit surgir en elle la question du « pourquoi ? ». Elle devient un véritable destinataire actif de l'Évangile, pauvre selon l’esprit des Béatitudes. Les besoins de réponses, de bonheur, surgissent alors comme des attentes conscientes d'un Salut qui pourra se révéler un jour « Évangile ». Cette pauvreté aux multiples visages fait surgir aux différents paliers où elle s'exprime un besoin impérieux d'en sortir[5].


La rencontre entre le besoin de salut et l’Évangile produit, chez celui qui croit, la conversion. Elle correspond à l'attitude intérieure de celui qui se tourne vers le Salut annoncé et offert dans l'Évangile. À la source de cette attitude, on trouve la grâce prévenante de l’Esprit qui dispose à écouter[6]. Le besoin de Dieu pour être sauvé, apparaît comme condition élémentaire de la conversion. Celui qui se convertit éprouve alors la conscience d'être sauvé de sa pauvreté existentielle. Cette pauvreté nécessaire au salut respecte la dignité de la personne car elle est au fond un enrichissement de la grâce de Dieu, posant entre Lui et celui ou celle qui en fait l’expérience, les bases d'une véritable relation de salut et de croissance.


Le « riche » par contre est celui qui s'auto-suffit, qui prétend tout pouvoir trouver en lui-même et par lui-même. Il pense ne pas avoir besoin des autres sinon pour s’en servir, les considérant comme un bien dont il peut disposer à sa guise et dont il peut se débarrasser quand il veut[7]. Une telle perception conduit bien sûr à l’injustice, à l’exploitation, à l’irresponsabilité; c’est l’antithèse de l’amour. Le riche n'attend rien d'extérieur à lui-même, il déclare ne pas avoir besoin de Dieu, ne pas avoir de compte à rendre et peut aller jusqu’à s'estimer « comme un dieu ». Paradoxalement, même une personne dite religieuse peut avoir une telle attitude lorsqu’elle met Dieu à son service, ne s’approchant de Lui que pour demander des bénédictions personnelles sans tenir compte des autres, du mal qui leur arrive ou du mal qu’elle peut faire elle-même.


On comprend ainsi pourquoi la pauvreté peut, dans certains cas, être recherchée comme un état de vie évangélique. Non pas que Dieu aime la pauvreté, mais celle-ci permet de mieux comprendre ce que vit le pauvre, de se rendre compte de sa souffrance, de compatir avec lui et en fin de compte de mieux savoir l’aimer. En se dénudant de la recherche de soi et de certaines richesses, on acquiert la richesse suprême : l’amour. Dans son témoignage, Mère Térésa explique son avancée dans les eaux profondes de la charité et de la pauvreté matérielle lorsqu’elle a quitté sa première communauté pour répondre à l’appel de Dieu :


Je le répète, c'est à regret que j'ai laissé mon premier couvent. Il va de soi que je n'en suis pas sortie pour trouver ailleurs une plus grande liberté... Aussitôt partie, je me suis vue à la rue, dans un dénuement total, livrée à moi-même, sans soutien, sans argent, sans travail, ni espoir d'en obtenir, sans protection sociale ni aucune sécurité matérielle (…) Cela me fit toucher du doigt la détresse des Pauvres, toujours à la recherche d'un peu de nourriture, de secours, de quelque chose, des Pauvres dénués de tout[8].


La pauvreté peut permettre de se détourner de soi et de se tourner vers l’autre, les épreuves qu’elle fait vivre aident à comprendre les pauvres et les souffrants. Mais la pauvreté n’est pas seulement présente dans le tiers-monde, elle se situe dans les pays « riches » à d’autres niveaux et la souffrance qu’elle cause peut être parfois aussi très cruelle. Lorsque l’on conçoit la pauvreté dans ce sens large bien des moyens peuvent êtres pris en Église pour la résorber. C’est cette pauvreté que le modèle de croissance intégrale invite à considérer et à déceler dans son milieu pour pouvoir aimer Jésus dans le pauvre.


10.3 Agir en fonction du principe de subsidiarité


Dans le modèle de croissance intégrale qui vise à lutter contre les différents niveaux de pauvreté, il existe le risque, devant l’ampleur des besoins humains d’un milieu donné, de se disperser dans une multitude de tâches qui relèvent ordinairement des instances publiques : écoles, hôpitaux, etc.. L’Église a par ailleurs des fonctions propres[9] qu’elle est appelée à remplir. Alors comment agir selon les fonctions propres de l’Église sans négliger les besoins humains ? La solution se trouve dans l’application du principe de subsidiarité.


Le principe de subsidiarité est un principe d’organisation qui stipule qu’il revient à chaque degré d'autorité d'exercer toutes les attributions qui lui sont propres sans avoir besoin de recourir à une autorité de plus grande envergure. L'intervention de l'échelon supérieur dans les compétences de l'échelon subordonné ne se justifie qu'à titre supplétif ou subsidiaire, c'est-à-dire en cas de carence voire de défaillance du subordonné[10]. On parle de subsidiarité descendante (ou négative) quand on se réfère au pouvoir supérieur qui doit laisser autant d'attributions qu’il est nécessaire aux pouvoirs inférieurs ; et de subsidiarité ascendante (ou positive) quand on se réfère au pouvoir supérieur qui doit agir en suppléance des échelons inférieurs quand ils se trouvent incompétents ou dépassés. Dans les deux cas, la motivation doit être le bien commun[11]. La subsidiarité peut autant s'appliquer au sein des collectivités locales que dans les établissements publics et les entreprises privées. Car il s’agit d’un principe universel qui dépasse la simple organisation de la vie économique ou politique. Il embrasse la totalité de la vie sociale; il est un principe de droit naturel lié aux libertés individuelles et collectives qui garantit l'épanouissement de la personne.


Ainsi, l’Église locale devrait considérer qu’il revient à chaque institution civile de remplir ses responsabilités envers les pauvres et les malades selon les attributions et les compétences qui lui sont propres. L’Église a à concentrer ses actions sur des interventions qu’elle est la seule à pouvoir accomplir. Elle possède une mission spécifique qu’elle seule peut remplir et des moyens propres qu’elle seule peut mettre en œuvre en faveur des pauvres et des malades. Il est de sa responsabilité première d’accomplir sa mission spécifique sans pour autant délaisser, lorsque cela est nécessaire pour être en cohérence avec l’amour, les interventions qui reviennent en propre à d’autres organisations. Par exemple l'intervention de l’Église aux niveaux des hôpitaux, de l’éducation, etc. ne se justifie qu'à titre supplétif ou subsidiaire, c'est-à-dire en cas d’absence, de carence, voire de défaillance de la part des institutions civiles. On peut alors parler de subsidiarité descendante ou négative quand on se réfère à l’Église qui doit laisser autant d'attributions envers les pauvres et les malades qu’il est nécessaire aux institutions sociales et civiles ; et de subsidiarité ascendante ou positive quand on se réfère à l’Église qui doit agir en suppléance des institutions sociales et civiles quand celles-ci n’existent pas, se trouvent incompétentes ou dépassées. Dans les deux cas, la motivation doit être l’amour des pauvres et des malades dans le respect des compétences et des spécificités des différentes organisations qui composent la société.


Les premières traces du principe de subsidiarité remontent à Aristote. Décrivant la société comme un ensemble de groupes emboîtés les uns dans les autres (famille, village, cité), il justifie la notion d’autorité par la notion de suffisance et d'insuffisance. Le principe de subsidiarité trouve sa source autant dans une anthropologie de la dignité et de la liberté de la personne humaine, que dans la nécessité et la capacité de complémentarité des êtres humains et des groupes pour atteindre le bien commun[12]. Lorsqu’on se situe dans une perspective sociétale, il est nécessaire pour l’Église de considérer qu’elle n’a pas le monopole de l’amour et encore moins des moyens pour aider les pauvres et les malades.


Dans le dernier catéchisme de l’Église catholique on peut lire : Dieu n'a pas voulu retenir pour Lui seul l'exercice de tous les pouvoirs. Il remet à chaque créature les fonctions qu'elle est capable d'exercer, selon les capacités de sa nature propre. Ce mode de gouvernement doit être imité dans la vie sociale. Le comportement de Dieu dans le gouvernement du monde, qui témoigne de si grands égards pour la liberté humaine, devrait inspirer la sagesse de ceux qui gouvernent les communautés humaines. Ils ont à se comporter en ministres de la Providence divine[13]. C’est l’image de la sagesse divine qui permet de mieux comprendre combien il faut respecter le rôle spécifique de chaque organisation de la société.


Ce principe de sagesse permet à l’Église de se situer dans l’ensemble de la société et de définir sa mission propre. Selon son milieu et ses moyens spécifiques, elle peut encourager les initiatives qui ne sont pas les siennes et éviter de dédoubler des services sociaux qui existeraient déjà. Le principe de subsidiarité ne signifie pas la disparition d’une vision de l’Église qui s’occupe de toutes les pauvretés. Il permet plutôt de poser la question : quel sont le rôle et la responsabilité spécifiques de l’Église dans un milieu donné quand on considère les besoins existants, les organismes d’aides déjà en place et les moyens et fonctions propres qui sont les siens ? Ainsi l’Église peut se concentrer sur ses fonctions propres et proposer un salut intégral sans se disperser dans une multitude de tâches qui dépendent en premier lieu de la responsabilité des instances publiques.


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NOTES

[1] Il est important de comprendre que les besoins sont tant dans la communauté chrétienne qu’à l’extérieur. Ce n’est pas parce qu’une personne est en cheminement dans la communauté chrétienne que tous ses problèmes sont réglés. Il ne faut pas délaisser les besoins de la communauté pour se soucier seulement de ceux de l’extérieur et vis versa.

[2] Mat 5:3 : Heureux ceux qui ont une âme de pauvre, car le Royaume des Cieux est à eux.

[3] Cf. D. McGAVRAN , op. cit., p. 37.

[4] M. Dagras, Théologie de l’évangélisation, Paris, Desclée, 1976, p. 109.

[5] Cf. ibid., p. 109.

[6] Cf. ibid., p. 110.

[7] Cf. ibid., p. 111.

[8] J. L.Gonzalez-Balado et J.Playfoot, op. cit., p.23.

[9] Nous reviendrons plus en détail sur les fonctions propres de l’Église dans le chapitre 12.3.

[10] Cf. J.-B. D’Onorio, « La subsidiarité, analyse d’un concept », dans Joël-Benoit D’Onorio, La subsidiarité : de la théorie à la pratique, Saint-Cénéré, Éditions Téqui, 1995, pp. 12-13.

[11] Cf. ibid., p. 27.

[12] Cf. R. J. Castillo Lara, « La subsidiarité dans l’Église », dans Joël-Benoit Onorio, op. cit., p. 170.

[13] Catéchisme de l’Église Catholique, Paris, Éditions Mame, 1992, § 1884.