CHAPITRE VII – La poursuite d’efficacité dans l’Église

Notre réflexion sur la poursuite d’efficacité dans l’Église va se pencher sur la question des méthodes pragmatiques et praxéologiques utilisées dans les Églises en croissance reliées au MCE et dans le monde de la gestion. La poursuite d’efficacité est-elle bonne pour l’être humain ? Quelle est la place à lui accorder ? L’Église doit-elle être un signe d’efficacité ? Qu’est-ce qui peut donner réellement du sens à l’action pastorale et missionnaire ? Telles sont les questions qui seront traitées dans ce chapitre.


7.1 Efficacité et sens dans l’action missionnaire


Les Églises américaines sont, par la force des choses, imbibées de la culture américaine. Et un des traits de cette culture est le pragmatisme et la volonté de produire des résultats concrets. Un principe est bon s’il opère des résultats visibles. C’est l’esprit expérimentaliste que l’on retrouve aussi dans la praxéologie. Pourtant la volonté de produire des résultats, pose le problème du sens. C’est ce que nous avons constaté dans l’observation des organisations dans la première partie. Nous allons maintenant mettre en corrélation les notions de pragmatisme, de praxéologie, d’efficacité et de sens pour voir comment les articuler de manière acceptable dans l’accomplissement de la mission ecclésiale.


7.1.1 L’efficacité comme critère d’action ecclésiale


Lorsque l’on parle de recherche d’efficacité dans les Églises en croissance observées en première partie, on est très proche d’une forme de pragmatisme. C’est un reproche qui est fait au Mouvement de la croissance des Églises : The bone of contention is however, not the emphasis on pratical approaches as such but, rather, the issue of pragmatism[1]. Qu’est-ce que le pragmatisme ? C’est un mouvement philosophique dont on se fait souvent une idée fausse. Né en Amérique du Nord à la fin du XIXe siècle, il est une philosophie d’hommes d’action pour laquelle tout ce qui est vrai est utile et tout ce qui est utile est vrai[2]. Pour Charles S. Pierce (1839-1914), qui en énonça le principe, avec James et Dewey, ce mouvement fait des méthodes de mise à l’épreuve et de vérification[3] le modèle même de la tâche politique[4].


En fait, le pragmatisme est plus l’expression d’une méthode que d’un corps de doctrines. Il se veut la philosophie de la science : l’esprit expérimentaliste est l’esprit du pragmatisme. L’idée est une hypothèse, un plan d’action et sa mise en œuvre est en même temps sa mise à l’épreuve. Expérimenter et appliquer une idée, c’est tout un. On s’appuie non pas sur le doute cartésien comme les Européens, mais sur le doute réel du savant et sur la mise à l’épreuve objective, publique, des idées-hypothèses[5].


Si le pragmatiste pose problème en Église, la praxéologie est une méthode employée sans réserve. L’un et l’autre sont des méthodes pour atteindre à une fin. La praxéologie est aussi une méthode du monde des entreprises ; la science de la gestion s’est en effet penchée sur la prise de décision en vue de l’action et la praxéologie est précisément une science portant sur les différentes manières d’agir afin d’arriver à une fin.


L’action est définie généralement comme la recherche et l’agencement de moyens en vue de réaliser une fin. Pour atteindre une même fin, plusieurs systèmes peuvent être envisagés ; certains systèmes y conduiront plus vite, plus sûrement et dans ce sens seront plus efficaces : découvrir ces systèmes est le but de la praxéologie. L’action, objet de la praxéologie, offre deux caractéristiques : elle est consciente et elle est efficace. Consciente, car elle procède de la conscience (l’acte réflexe n’étant pas une action proprement dite) et efficace, car l’action commence par la projection d’un acte qui est l’expression d’une espérance comprenant en elle-même une action exécutée[6]. On est dans le domaine du concret, de l’observable et du mesurable. L’efficacité devient critère d’action, c’est ce que l’on peut induire des travaux sur la praxéologie.


D’après l’Encyclopédie Universalis, la racine la plus lointaine de la praxéologie serait la philosophie moraliste mais plus proche est la déontologie de Jeremy Bentham. Celui-ci cherchait la connaissance de ce qui est juste ou convenable, en se basant sur le principe de l’utilité[7].


L’objet immédiat de la praxéologie est le recueil des impératifs pratiques qu’il importe de conseiller à tout agent qui veut son action efficace[8]. C’est ainsi que les fondateurs de la gestion moderne[9] ont décomposé le processus de travail avec le souci d’en trouver les formes les meilleures[10]. Leurs méthodes d’analyse scientifique de l’action humaine sont désignées parfois du terme exact de praxéologie. C’est bien dans ce même esprit que sont élaborés la plupart des livres sur la croissance des Églises. Il suffit d’en regarder les plans pour découvrir une série d’impératifs pratiques visant à favoriser l’efficacité des dirigeants.


La notion d’efficacité n’est pas étrangère au langage ecclésial, au contraire, le paragraphe qui suit présente une série de références au concile Vatican II montrant l’importance accordée à cette notion :

(…) Les chrétiens ne peuvent pas former de souhait plus vif que celui de rendre service aux hommes de leur temps, avec une générosité toujours plus grande et plus efficace ( GS # 93).

Le Concile Vatican II rappelle que le Christ est efficace dans sa médiation (Cf. GS # 93) et dans la liturgie (Cf. SL # 7 et # 10). C’est lui qui assure l’efficacité du travail pastoral (Cf. SL # 86) et les membres de l’Église sont invités à participer à cette efficacité. Ils doivent s'employer efficacement et sans arrêt à rassembler toute l'humanité et la totalité de ses biens sous le Christ Chef, en l'unité de son Esprit (GS # 93). Parmi les moyens à prendre sont l’adaptation des œuvres pastorales aux nécessités du temps (Cf. CPE # 17), la bonne organisation des diocèses (Cf. CPE # 22 et # 25), la coordination, la coopération et l’implication des laïcs dans l’évangélisation (Cf. LG # 35 et CPE # 30). Il y a aussi l’adaptation de l’Église locale à la culture (Cf. EO # 6), le discernement des traits particuliers du monde d’aujourd’hui (Cf. VR # 2) et la formation : L'apostolat ne peut atteindre une pleine efficacité que grâce à une formation à la fois différenciée et complète (AL # 28). Ici aussi nous voyons les similitudes de ces impératifs pratiques avec la science de la gestion.


Le Concile rappelle aussi l'efficacité prépondérante des moyens surnaturels (Cf. MVP # 21) : la charité, la prière et la pénitence (Cf. AM # 26), de la profession des conseils évangéliques (Cf. LM # 44), des rapports familiers entre laïcs et pasteurs (LG # 37) et de la coopération avec la communauté politique (Cf. GS # 76). On devrait même chercher à être efficace dans la prière (Cf. DŒ # 8) et dans l’exercice de ses charismes (Cf. AL # 30).


À la suite de tout ce qui a été dit, peut-on justifier la recherche d’efficacité dans l’Église et si oui quelle est sa place ? Un paragraphe du Concile offre à mon avis la clé : on peut comprendre dans un passage de la Constitution pastorale sur l'Église dans le monde de ce temps qu’idéalement doit s’établir un équilibre entre la préoccupation de l'efficacité et les exigences de la conscience morale (GS # 8, §2[11]). Ainsi l’efficacité peut demeurer critère d’action comme le suggère la praxéologie, mais pas sans discernement moral.


7.1.2 Efficacité dans l’action et actualisation de l’être humain


Comme le suggère la praxéologie, on ne peut séparer action et efficacité. Si une organisation ne cherche pas à être efficace, cela n’aurait pas plus de sens que si elle recherche l’efficacité au détriment de ses membres. Dans ce paragraphe nous allons voir que l’efficacité est un élément actualisant pour l’être humain et qu’il est donc important de la rechercher en Église pour le bien de la communauté.


La théorie de l'actualisation humaine d’Yves St-Arnaud présentée dans son livre S’actualiser par des choix, démontre que la personne humaine s’actualise par son efficacité. Cette théorie repose sur le postulat que tout individu naît avec une tendance à l’actualisation. Ce postulat s'est imposé progressivement en psychologie à partir des travaux d'Angyal (1941), il a été repris et popularisé par Maslow (1972) et Rogers (1951, 1968, 1980) et demeure un concept clé de la psychologie contemporaine (Jones et Crandall, 1991)[12].


L'actualisation désigne un aspect « déjà là » de la personne, à l'état de possibilité. Le petit Robert la définit comme un passage de l’état virtuel à l’état réel. Et ce passage se réalise lorsque la personne s'applique à recevoir l'information qui vient de son environnement intérieur et extérieur (disponibilité), à choisir sa propre ligne de conduite (autonomie) et à agir de façon à répondre aux besoins de son organisme (efficacité)[13].


Le processus d'actualisation comprend trois éléments clés : recevoir, choisir et agir. Le premier élément concerne l'information. La personne qui prend le chemin de l’actualisation s'engage à faire face à la réalité, à bien entendre ce qu'on lui dit, à recevoir les messages de son propre organisme, etc. Tout en vérifiant l'exactitude de ses perceptions, elle trouve également des moyens d'augmenter la qualité ou la quantité de l'information reçue[14].


La deuxième opération, grâce à l’information reçue, donne à l'action de se distinguer d'une activité routinière ou exécutée par habitude. L’action autodéterminée découle d’un choix. L’opération de choisir peut se faire soit de façon rationnelle en appuyant l’action sur des principes et des valeurs bien définis, soit en accordant de l’importance au ressenti en attendant de se sentir à l'aise face à l’action avant de l’entreprendre, ou soit en prenant les décisions d'après une représentation globale et imprécise de la réalité[15]. L'élément « choix personnel » fait la transition entre l'information reçue : les perceptions de faits, et l'action.


La troisième opération consiste à agir. On passe de l'intention au comportement observable. Le passage à l'action demeure primordial car c'est dans l'action que la personne s'actualise pleinement. L’action doit résulter d'un choix éclairé et être efficace. L’auteur propose même une méthode pour augmenter l'efficacité de l'action. Pour lui, c’est l’efficacité qui permet l’expérience de succès psychologique qui achève le processus d’actualisation[16]. Mais les trois opérations du processus d'actualisation : recevoir, choisir, agir, sont en interaction continuelle. La disponibilité et la clarté des choix conduisent à une action efficace, autant que la recherche d'efficacité conduit à une plus grande disponibilité et à de meilleurs choix[17].


D’après Yves St-Arnaud, la poursuite de l’efficacité est donc bonne et aide l’être humain à s’actualiser. La poursuite d’efficacité que l’on aurait pu croire à première vue source de problème, est en réalité un facteur de croissance personnelle. Ce qui est peu connu et surprenant c’est que les pragmatistes, que l’on accuse souvent de rechercher par-dessus tout l’utilité et l’efficacité matérielle furent parmi les premiers à dénoncer le matérialisme de la société industrielle et le culte exclusif de la déesse de la Réussite[18]. En fait, il est nécessaire de faire la différence entre le pragmatisme des affaires qui s’est développé aux États-Unis et le pragmatisme philosophique qui ne s’en inspire pas.


Si la poursuite d’efficacité en Église, et dans les organisations en général, peut s’avérer un élément actualisant pour l’être humain quand donc celle-ci devient-elle source de problème, de souffrance et d’absurdité (manque de sens) pour l’être humain comme cela se manifeste dans des organisations ? D’abord, comme on l’a vu, lorsqu’elle n’est pas soumise aux exigences de la conscience morale[19] et aussi quand les dirigeants mettent les membres des organisations au service de l’efficacité organisationnelle. C’est l’efficacité qui doit être au service de la personne, pas le contraire.


Curieusement, on peut comparer la poursuite d’efficacité à la Loi mosaïque telle qu’appliquée à l’époque de Jésus. La Loi était censée apporter la vie autant que la poursuite d’efficacité est censée, d’après Yves St-Arnaud, actualiser l’être humain, mais les chefs religieux, à l’époque de Jésus, avaient fait de la Loi, un joug. Tant de prescriptions inutiles et dénuées de sens avaient été ajoutées à la Loi qu’elle devenait impossible à pratiquer et se transformait en instrument d’aliénation plutôt que de libération. On avait confondu la fin et les moyens. Les êtres humains étaient au service de la Loi et non pas la Loi au service de l’être humain comme le dénonçait Jésus qui rétorquait à ses adversaires : Le sabbat a été fait pour l'homme, et non l'homme pour le sabbat (Mc 2:27).


Même si l’efficacité est un instrument d’actualisation, on peut donc aussi en faire un instrument d’aliénation si on met les personnes à son service plutôt que de mettre l’efficacité à leur service : l’efficacité est faite pour l’être humain et non l’être humain pour l’efficacité. Cette comparaison avec la Loi mosaïque nous apprend aussi qu’il ne faut pas confondre la fin et les moyens. Si l’on fait de l’efficacité organisationnelle un but ultime à atteindre pour accomplir la mission de l’Église, mais que l’on ne tient pas compte des membres de la communauté, on est dans un processus d’aliénation plutôt que d’actualisation. L’efficacité qui est un critère d’action pour accomplir une fin, a du sens dans la mesure où elle a pour but le bien de la personne et lui apporte vie et libération.


Le cadre téléologique qui permet de rechercher l’efficacité en Église se résume donc en une phrase : la poursuite d’efficacité doit se soumettre aux exigences de la conscience morale et être au service des personnes. L’efficacité n’est pas le critère final de l’action, c’est le bien de la personne qui doit l’être. On ne peut pas tout entreprendre au nom d’une mission, si divine et révélée soit-elle. Dans la prière universelle prononcée par le pape Jean-Paul II et le Cardinal Joseph Ratzinger, une des intentions était celle-ci :

Let us pray that each one of us, looking to the Lord Jesus, meek and humble of heart, will recognize that even men of the church, in the name of faith and morals, have sometimes used methods not in keeping with the Gospel in the solemn duty of defending the truth[20].

Utiliser les méthodes et les principes de gestion dans l’Église pour la rendre efficace à accomplir sa mission n’est pas une mauvaise chose puisque l’efficacité aide l’être humain à s’actualiser. Mais il est indispensable de rester dans un cadre téléologique précis afin d’éviter de reproduire les erreurs passées. Tant qu’une mission, si noble soit-elle, est poursuivie au détriment des êtres humains, elle est contraire à l’Évangile.


7.1.3 L’Église : signe d’efficacité ?


Aux yeux du monde, l’Église doit-elle être un signe d’efficacité ? Au niveau spirituel, l’Église est efficace avant tout parce qu’elle est le sacrement du Christ. Elle signifie le Christ et communique sa grâce ; grâce de réconcilier les êtres humains avec Dieu et de communiquer sa vie. Si l’Église doit être un signe, c’est bien celui du Christ, et du Christ en action. L’Église continue la mission de Jésus et ses membres devraient agir comme le Christ a agi sur terre.


L’Évangile et le sens commun ne nous invitent pas à imaginer Jésus fondant et faisant grandir un royaume terrestre. L’exemple laissé par Jésus est celui d’être avec les pauvres, de guérir les malades, d’enseigner le chemin du salut et de même donner sa vie par amour. Des langes de sa nativité (Cf. Lc 2:7) jusqu’au vinaigre de sa passion (Cf. Mat 27:48) et au suaire de sa Résurrection (Cf. Jn 20:7), tout dans la vie de Jésus est signe de salut et d’amour.


Il s’occupait des pauvres, des exclus et des souffrants sans rejeter les riches. Il ne se fiait pas aux apparences et savait voir où était la vraie souffrance et la vraie pauvreté pour y remédier. Il ne combattait pas les riches et les puissants comme s’ils étaient un clan auquel il faudrait s’opposer. C’est le péché qu’il combattait en enseignant que la vraie pauvreté, la vraie exclusion, la vraie souffrance est celle causée par la séparation d’avec Dieu et le manque d’amour des êtres humains en eux.


Comme « instrument », Jésus a choisi l’Église. « Entre ses mains elle est l’instrument de la Rédemption de tous les hommes » (LG 9), elle est « le sacrement universel du salut » (LG 48), Elle est aussi, comme l’a dit Paul VI dans son discours du 22 juin 1973, le projet visible de l’amour de Dieu pour l’humanité . L’efficacité que l’Église devrait donc rechercher est d’être « manifestation et actualisation de l’amour de Dieu pour les hommes » (Cf. GS 45 # 1). L’efficacité de l’Église a sa source dans le cœur transpercé de Jésus mort sur la Croix. Cette efficacité surnaturelle est communication d’amour et de vie passant par le don de soi aux autres. Et c’est avant tout de ce don que résulte la croissance ecclésiale signifiée par le sang et l’eau sortant du côté ouvert de Jésus crucifié (Cf. LG 3).


Si les membres d’une Église veulent chercher à être efficaces, c’est avant tout dans ce sens-là. Être efficace pour signifier, le don de soi : aimer jusqu’à donner sa vie, sachant que si on devait perdre sa vie, Dieu est assez puissant pour la faire retrouver (Cf. Heb 11:17). Cette perspective invite à la confiance en Dieu et peut sembler contraster avec l’approche du Mouvement de la croissance des Églises qui invite les communautés chrétiennes à tout faire pour survivre et pour croître. Pourtant les chrétiens ne devraient pas agir en fondant leur action sur la peur de disparaître (physiquement). Au contraire, l’éventualité de leur disparition peut être courageusement acceptée sans que cela signifie l’échec de la mission: Qui veut en effet sauver sa vie la perdra mais qui perdra sa vie à cause de moi la retrouvera (Mat 16:25). Comme disait Tertullien : le sang des martyrs est une semence de chrétiens (Tertullien, apol. 50).

L’Église n’a donc pas d’abord à être un signe d’efficacité en termes numériques mais d’efficacité en termes d’amour, de don de soi. Jésus agissait par amour, pour apporter un salut qui n’était pas seulement eschatologique, mais aussi temporel en guérissant les malades et en dénonçant les injustices sociales et religieuses de son temps. Il a été jusqu’à donner sa vie, c’est-à-dire jusqu’à disparaître pour accomplir sa mission. Il n’a pas tout fait pour conserver sa vie. L’apôtre Pierre s’est d’ailleurs fait reprendre sévèrement pour avoir essayé de le détourner de cette fin qui peut paraître un échec aux yeux humains.

Si ce qui précède peut sembler diminuer l’importance à accorder à la recherche numérique dans l’Église, la visibilité de l’Église ne devrait pas pour autant être sous-estimée. Il existe un lien intime entre l’efficacité et le rassemblement visible de l’Église. En effet, le mystère du salut, dont l’Église est le signe, n'est réellement effectif dans le monde que s'il est accueilli dans la foi et attesté publiquement. L'Église, communauté visible des croyants, est un élément constitutif de la volonté de salut de Dieu. Elle est signe visible, en tant qu'elle est advenue de façon effective, qui actualise le salut de Dieu en Jésus-Christ et le moyen permettant de transmettre ce salut à tous les êtres humains[21] :

L'application du concept de sacrement à l'Église opère surtout une détermination du rapport entre le visible et l'invisible dans l'Église qui est au-delà de tout spiritualisme et de tout naturalisme ou sociologisme. Si l'Église est le signe accompli du salut eschatologique, cela signifie à la fois l'unité et la distinction entre la forme visible (institution) et le contenu de son témoignage[22].


Nous pouvons maintenant affirmer que la poursuite d’efficacité est actualisante pour les membres d’une Église et qu’elle devrait rester, dans une certaine mesure, critère de l’action dans l’accomplissement de la mission. Mais pour être en harmonie avec l’Esprit de l’Évangile, elle doit être recherchée d’abord au niveau de l’amour avant celui de l’organisation et des résultats visibles.


7.2 Mission et sens de la vie


La question du sens dans l’action pastorale et missionnaire qui est au cœur de la problématique va maintenant être éclairée par celle du sens de la vie en général. Victor Frankl[23], docteur en médecine, agrégé de psychiatrie et docteur en philosophie, dans son livre Découvrir un sens à sa vie, pose un diagnostic sur la vie et la société en général qui peut nous aider. Son éclairage est important car la compréhension de la mission chrétienne en termes fortement numériques, comme cela apparaît dans le MCE, pose la question du sens. On ne peut faire à ce niveau l’économie d’une réflexion approfondie, on voit mal Jésus dire à ses disciples : votre mission est de faire tout votre possible pour être le plus nombreux possible… La pensée de Frankl confirme l’éclairage apporté par la réflexion sur le pragmatisme et la praxéologie et en même temps elle le complète. Frankl estime que l’être humain trouve le sens de sa vie plus encore dans l’expérience intérieure que dans la réalisation d’œuvres extérieures. L’amour des autres préserve l’humanité de l’absurde.


Durant la deuxième guerre mondiale, Frankl a connu la déportation dans plusieurs camps de concentration dont un des plus sinistres : Auschwitz. Libéré en 1945, il est revenu chez lui pour apprendre que sa mère, son père, son frère, sa jeune femme, n’étaient plus en vie après avoir été eux-mêmes déportés[24]. C’est au travers de son expérience vécue dans les camps de concentration qu’il posa les fondations de sa théorie sur le sens de la vie.


L’auteur appelle le phénomène de perte de sens « vide existentiel ». Il peut être, selon lui, attribué à deux choses : la perte des instincts qui dirigent et garantissent le comportement animal et la perte des traditions qui soutiennent et guident le comportement. Un sondage auprès de ses étudiants européens lui a confirmé ses hypothèses : chez vingt-cinq pour cent d'entre eux il a révélé un degré plus ou moins marqué de vide existentiel. Ce chiffre passe de vingt-cinq à soixante pour cent chez ses étudiants américains[25]. Les gens ont suffisamment d'argent pour vivre, dit-il, mais aucune raison de vivre : Ils ont les moyens mais pas les motifs[26].


Dans la société, la recherche d'un sens à la vie est parfois remplacée par la recherche du pouvoir, de l’argent et du plaisir. Les phénomènes aussi répandus que la dépression, l'agressivité, les suicides, la peur de vieillir ne peuvent être compris sans se référer au vide existentiel[27]. Même le phénomène de la drogue ne serait qu’un des stigmates de nos sociétés industrielles[28]. Plusieurs de ces symptômes se retrouvent dans le monde du travail et des organisations : dépression, agressivité, recherche de pouvoir et d’argent, drogue, suicide, « consommation » sexuelle.


Selon Frankl, l’être humain ne trouve pas de sens à sa vie dans la recherche du pouvoir, de l’argent ou de la jouissance. C’est plutôt la responsabilité face à ce que la vie attend de lui, c’est l’amour d’une autre personne et le choix de conserver sa dignité même dans les situations les plus difficiles. Selon lui, l’être humain découvre un sens à l’existence de trois façons différentes : 1) soit à travers une œuvre ou une bonne action ; 2) soit en faisant l'expérience de quelque chose ou de quelqu'un ; 3) soit par son attitude envers une souffrance inévitable[29].


7.2.1 But et sens de la vie


D’après l’auteur, l’être humain est plutôt mû par le principe de «recherche d'un sens à la vie » que par principe du plaisir (ou « recherche du plaisir ») sur lequel est fondée la psychanalyse freudienne, ou la « volonté de puissance » ou recherche de la supériorité, qui est au centre de la psychologie adlérienne. Et pour trouver un sens à sa vie, l’être humain doit avoir un but. Et pour trouver ce but, il lui faut écouter la question que la vie lui pose. Car chacun a une mission unique, une tâche concrète à accomplir et, de ce fait, il ne peut être remplacé. La question n’est pas : que puis-je attendre de la vie, mais qu’est ce que la vie attend de moi. Et on ne peut répondre qu'en prenant sa vie en main. Cette optique propose la responsabilité comme essence même de l'existence. Chacun a à choisir ce dont il veut être responsable ; envers quoi ou envers qui[30].


Le but permet d’avoir la foi en l’avenir. Dans les camps par exemple, les prisonniers qui ne croyaient plus à l'avenir - leur avenir - étaient perdus. Ils se laissaient dépérir moralement et physiquement. Il fallait comprendre que la vie, elle, attendait quelque chose d'eux ; qu'elle attendait quelque chose d'eux dans l'avenir. Pour l’un ce pouvait être un enfant qu'il aimait et qui l'attendait dans un pays étranger. Pour l'autre, ce pouvait être un projet à terminer qui n’aurait pu être réalisé par quelqu'un d'autre (…) Lorsqu'il se rend compte à quel point il est irremplaçable, lorsqu’il réalise l'ampleur de sa responsabilité envers un être humain qui l'attend, ou vis-à-vis d'un travail qu’il lui reste à accomplir, il ne gâchera pas sa vie. Il connaît le « pourquoi » de sa vie, et pourra supporter tous les « comment » auxquels il sera soumis[31].


Pour faire le lien avec le sens dans l’action pastorale et missionnaire, nous pouvons affirmer que les buts dans l’Église sont importants. Dans le MCE, il est conseillé de donner à l’Église un but principal : celui d’évangéliser et de formuler des objectifs numériques pour l’atteindre. À la lumière de ce que nous dit Frankl, on peut affirmer que de donner un but à la communauté chrétienne est bon, car ce but est porteur de sens. Mais que ce but soit seulement l’évangélisation et que les objectifs soient purement numériques, c’est une autre affaire.


7.2.2 Amour et sens de la vie


Pour Frankl, on peut trouver un sens à sa vie non seulement dans la poursuite d’un but, mais aussi dans l'amour. L'expérience serait aussi valable que la réalisation et aurait même des vertus thérapeutiques, parce qu'elle nous oblige à mettre l'accent sur le monde intérieur plutôt que sur le monde extérieur de l'accomplissement[32]. Malheureusement, dans notre société, la considération que l’on a pour une personne, ou la valeur qu’on lui accorde, est habituellement définie en regard de son travail et de sa contribution. La société moderne chérit les individus efficaces, prospères et heureux. En fait, elle ne fait pas la différence entre la valeur d'une personne et son utilité.


Frankl a découvert dans les camps de concentration que l'amour est le plus grand bien auquel l'être humain puisse aspirer. L'être humain trouve son salut à travers et dans l'amour. Un homme à qui il ne reste rien peut trouver le bonheur, même pour de brefs instants, dans la contemplation d’une personne qu’il aime. Lorsque son seul mérite consiste à endurer ses souffrances avec dignité, il peut éprouver des sentiments de plénitude en contemplant l'image de la personne aimée. Dans les camps, grâce à sa vie intérieure, le prisonnier pouvait se protéger du non-sens, de la désolation et de la pauvreté de son existence[33].


Dans l’Église, si la dimension de réalisation numérique prend plus de place que celle de l’expérience de l’amour et de la fraternité il n’est pas étonnant qu’il y ait une perte de sens. L’enseignement de Frankl est éclairant quant au but de l’action pastorale et missionnaire et si l’efficacité est actualisante, comme le dit Yves St-Arnaud, celle-ci devrait être recherchée plus au niveau de l’expérience intérieure que de la réalisation extérieure.


7.2.3 Utilité de la vie et sens de la vie


Il est possible, d’après Frankl, de trouver un sens à l'existence, même dans une situation désespérée. Il faut alors faire appel au potentiel le plus élevé de l’être humain, pour transformer une tragédie personnelle en victoire, une souffrance inévitable en réalisation humaine. Frankl cite l’exemple d’un médecin d'un certain âge qui vint le consulter parce qu'il souffrait d'une grave dépression. Il ne pouvait se remettre de la mort de sa femme, qu'il avait aimée plus que tout. Il lui posa la question suivante : « Et si vous étiez mort le premier et que votre femme ait eu à surmonter le chagrin provoqué par votre décès? — Oh! pour elle, ç'aurait été affreux; comme elle aurait souffert! — Eh bien, docteur, cette souffrance lui a été épargnée, et ce, grâce à vous. Certes, vous en payez le prix puisque c'est vous qui la pleurez.» Il ne dit rien, mais me serra la main et quitta mon bureau calmement. La souffrance cesse de faire mal au moment où elle prend une signification[34].


Frankl se rappelle aussi d'un camarade de camp qui, à son arrivée, avait conclu un pacte avec le ciel. Il offrait sa souffrance et sa mort pour sauver d'une fin douloureuse l'être qu'il aimait. Sa souffrance et sa mort avaient ainsi pris un sens, son sacrifice avait une signification profonde. Il ne mourrait pas en vain[35]. Il rappelle aussi le geste du prêtre Polonais Maximilien Kolbe qui donna sa vie pour sauver un père de famille. Lui-même fut un jour confronté à ce choix moral où sa vie était en jeu. Il avait l’occasion de s’échapper du camp, mais il préféra rester pour soigner les malades. Sa décision lui procura une paix intérieure qu’il n’avait encore jamais connue.

La façon dont un être humain accepte son sort et toute la souffrance que cela implique, la manière dont il porte sa croix, lui donnent amplement l'occasion—même dans les circonstances les plus difficiles—de donner un sens plus profond à sa vie[36].

Dans la vie de tous les jours, nous sommes aussi confrontés à des choix qui peuvent soit nous faire régresser en dignité soit nous faire croître humainement et spirituellement. Il s’agit du choix entre le bien et le mal, entre la vérité et le mensonge, entre la générosité et l’égoïsme. Lorsque l’on fait un choix en faveur de valeurs humaines et spirituelles, il peut s’accompagner d’une perte apparente ou d’un sacrifice. Mais cette perte a un sens car elle nous conduit sur le chemin d’un accomplissement humain plus grand.


Tout homme peut, même dans des circonstances particulièrement pénibles, choisir ce qu'il deviendra —moralement et spirituellement. On peut garder sa dignité dans un camp de concentration (…) C'est cette liberté spirituelle—qu'on ne peut nous enlever—qui donne un sens à la vie[37].

Dans les camps, ce sont les personnes qui perdaient pied moralement et spirituellement qui succombaient aux mauvaises influences du camp. Seuls quelques prisonniers surent préserver leur liberté spirituelle et s'élevèrent jusqu'à ces valeurs, mais de tels personnes ne se trouvent pas seulement dans les camps de concentration. Chacun d’entre nous est confronté au destin; partout nous avons l'occasion de choisir et de nous accomplir même à travers la souffrance qu’implique un choix moral. Notre lutte et notre vie sont alors empreintes de dignité et de sens[38].


Si la recherche de croissance numérique et d’efficacité en Église est vécue comme une réalisation égoïste de soi, même si c’est au niveau communautaire, elle ne peut offrir de sens. L’enseignement de Frankl nous apprend que le sens de la vie se manifeste lorsque nous sommes tournés vers les autres même au prix de grands sacrifices. Le but de l’Église ne peut être sa propre croissance mais plutôt le bien de ses membres et de ceux qui n’en font pas partie.

7.2.4 Conclusion


Frankl nous rappelle que la vie ne peut avoir de sens sans buts. Et dans cette optique, on pourrait dire que les Églises devraient se fixer un but et des objectifs. Mais ce n’est pas le fait de se fixer des buts qui questionne, c’est que ces buts soient numériques. Car on est alors dans une démarche chrétienne exclusivement de réalisation, il manque la dimension de l’expérience intérieure. Il y a risque que la croissance spirituelle soit évaluée au nombre de convertis que l’on produit et au nombre de personnes que l’on amène à l’Église. Comme si la considération que l’on pouvait avoir pour soi-même ou pour l’autre découlait de la capacité à recruter du monde. On se donne ou l’on accorde de la valeur aux personnes qu’en fonction de leur utilité.


L’auteur rappelle que l’amour des autres est plus important. Grâce à l’amour on peut se protéger du non-sens et endurer jusqu’aux pires épreuves. L’amour permet de préserver sa dignité, dignité que l’on peut perdre si l’on perd pied moralement. Selon l’éthique de responsabilité de Frankl, la question à se poser en Église n’est pas : Combien puis-je amener de personnes nouvelles ? mais : qu’est-ce que les personnes de mon milieu et de ma communauté chrétienne attendent de moi ? En fonction de ce que la communauté est capable de faire et d’une sincère volonté de répondre, par amour, aux besoins des personnes du milieu, les responsables pourront donner du sens à l’action ecclésiale.


La pensée de Frankl confirme et complète l’éclairage apporté par la réflexion sur le pragmatisme et la praxéologie. Non seulement devrait-on chercher à être efficace en Église, mais on devrait donner autant d’importance à l’expérience intérieure qu’à la réalisation extérieure. Chercher à être efficace dans l’amour sera actualisant et générateur de sens pour la communauté chrétienne.

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NOTES

[1] D. J. Bosch, « Church Growth Missiology », dans la revue Missionalia, Avril 1988, p. 18.

[2] G. DELEDALLE, « Pragmatisme », dans l’encyclopédie Encyclopaedia Universalis, Tome 18, Paris, France S.A., 1995, p. 860.

[3] Les méthodes de mise à l’épreuve et de vérification caractérisent l’esprit de laboratoire.

[4] Cf. G. DELEDALLE, op. cit., p. 860.

[5] Pierce fut très critiqué par ceux qui ne virent dans ses propos que la glorification de la valeur pratique des idées. Une idée ne serait vraie que dans la mesure où elle fonctionne.

[6] Cf. R. DAVAL, « Praxéologie », dans l’encyclopédie Encyclopaedia Universalis, Tome 18, Paris, France S.A., 1995, p. 873.

[7] Le principe de l’utilité veut qu’une action soit bonne ou mauvaise en proportion de sa tendance à accroître ou à diminuer la somme du bonheur public : Cf. G. JAMES, op. cit., p. 873

[8] D’après Kotarbinski, dans son livre Traité du bon travail (1955), Cf. R. DAVAL, op. cit., p. 874.

[9] Les fondateurs de la gestion moderne sont F. W. Taylor, Henri Fayol et Henry Le Chatelier.

[10] R. DAVAL, op. cit., p. 874.

[11] GS # 8, § 2 : Au niveau de la personne elle-même, un déséquilibre se fait assez souvent jour entre l'intelligence pratique moderne et une pensée spéculative qui ne parvient pas à dominer la somme de ses connaissances ni à les ordonner en des synthèses satisfaisantes. Déséquilibre également entre la préoccupation de l'efficacité concrète et les exigences de la conscience morale, et, non moins fréquemment, entre les conditions collectives de l'existence et les requêtes d'une pensée personnelle, et aussi de la contemplation. Déséquilibre enfin entre la spécialisation de l'activité humaine et une vue générale des choses (le soulignement n’est pas dans le texte original).

[12] Y. St-Arnaud, S’actualiser par des choix éclairés et une action efficace, Montréal, Gaëtan Morin éditeur, 1996, p. 7

[13] Cf. ibid., p. 1.

[14] Cf. ibid., p. 28.

[15] Cf. ibid., p. 29.

[16] Cf. ibid., pp. 30-32.

[17] Cf. ibid., p. 101.

[18] Cf. G. JAMES, op. cit., p. 861.

[19] Cf. Concile œcuménique Vatican II, « Constitution pastorale sur l'Église dans le monde de ce temps (Gaudium et spes) », # 8, Constitutions, décrets, déclarations, messages, Paris, Éditions du Centurion,1967.

[20] DOCUMENTS DU VATICAN SUR INTERNET, http://www.vatican.va/news_services/liturgy/documents/ns_lit_doc_20000312_prayer-day-pardon_en.html

[21] Cf. W. Kasper, La Théologie et l’Église, Paris, Cerf, 1990, p. 356.

[22] Ibid., p. 356.

[23] Victor Frankl est né le 26 mars 1905, en Autriche, à Vienne. Il a été successivement : Chef du Département de neurologie à l'Hôpital Rothschild de Vienne ; Chef du Département de neurologie de la Polyclinique de Vienne et professeur de neurologie et de psychiatrie à la faculté de médecine de l'Université de Vienne. Depuis 1970, il est professeur à l'Université internationale américaine de San Diego en Californie[23]. Il a écrit vingt-huit ouvrages traduits en vingt langues. Sir Cyril Burt, Président de la British Psychological Society a dit de lui : « La pensée du docteur Frankl est sans doute celle qui a apporté les plus importantes contributions à la psychothérapie depuis Freud, Adler et Jung. »

[24] Cf. V. Frankl, Découvrir un sens à sa vie, Montréal, Les éditions de l’homme, 1993, p. 161.

[25] Cf. ibid., p. 116.

[26] Ibid., p. 142.

[27] Cf. ibid., p. 117.

[28] Cf. ibid., p. 141.

[29] Cf. ibid., p. 120.

[30] Cf. ibid., pp. 91-119.

[31] Cf. ibid., pp. 89-94.

[32] Cf. ibid., pp. 145-146.

[33] Cf. ibid., pp. 55-56.

[34] Ibid., p. 121.

[35] Ibid., p. 98.

[36] Ibid., pp. 82-83.

[37] Ibid., p. 82.

[38] Cf. ibid., pp. 82-97.