11.2 La communauté chrétienne : lieu de réponse aux besoins humains


Comme nous l’avons vu, la pauvreté, dans son sens large, peut être comprise comme une ou plusieurs formes de manques : manque du nécessaire, manque de nourriture, d’habillement, de logement; manque de santé, d’amour, de sens à sa vie, etc. Dans un tel état de pauvreté, l’être humain est en état de besoin. Une meilleure connaissance des besoins humains est donc importante pour élaborer un modèle qui lutte contre ces différents niveaux de pauvretés. Nous sommes dans une perspective d’intégration humano-chrétienne[12] qui considère les états de manques comme autant d’entraves à la dignité de la personne et d’obstacles à la croissance humaine. Aimer le prochain, c’est répondre à ses besoins et combattre ce qui nuit à sa dignité et empêche son actualisation.


Le paragraphe qui suit s’inspire du travail de Francine Bélair[13] pour présenter plusieurs besoins pouvant être rejoints par les activités de la communauté chrétienne. Dans son livre Pour le meilleur… jamais la pire : prendre son devenir en main (1996), elle présente une liste intéressante des besoins humains. Il y a d’abord le besoin de survie que l'être humain satisfait en adoptant des comportements comme ceux de manger, de boire, de dormir, de se protéger des intempéries ou des écarts de température grâce à des abris ou à des vêtements[14]. Mais le comportement de survie ne se limite pas à la nourriture, ni au sommeil. Il y a tous ceux que l’on adopte en vue d’assurer sa sécurité comme le fait par exemple l’auteure lorsqu’elle dit stationner son automobile près d'un lampadaire situé le plus près possible de l'entrée afin d'éviter de se trouver seule dans des endroits sombres. Le besoin de survie est donc aussi celui de la sécurité qui se satisfait aussi par l’obtention d’un travail rémunéré. La reproduction est associée également au besoin de survie[15].


Le besoin d'appartenance est le deuxième besoin dont parle l’auteure qui le relie au besoin d’aimer et d’être aimé. Il se traduit par une volonté d’avoir une relation privilégiée d'amour, de camaraderie et d’amitié.


Je me plais maintenant à associer ce besoin d'appartenance avec l'amour inconditionnel. Éprouver le besoin d'appartenance, c'est vouloir être persuadé, au plus profond de soi, que l'on est aimé pour soi-même, peu importe le succès ou l'échec, peu importe notre comportement ou les résultats de celui-ci[16].


Il prend aussi la forme d’une adhésion à un mouvement, à un groupe et à une philosophie de vie[17]. Le besoin d'appartenance peut se traduire, pour certains par un simple contact visuel avec un étranger, par le choix de vêtements, par le fait de posséder un espace personnel. L’auteure le relie aussi à celui de posséder et celui d’être accepté : «Je ne veux pas que mes parents me comprennent, je veux simplement qu'ils m'acceptent.» dit une adolescente en parlant de ses parents. Nous portons tous en nous ce besoin d'amour inconditionnel[18].


Les deux premiers besoins sont en lien avec la pensée de Maslow[19], mais l’auteure va parler aussi du besoin de pouvoir. Il est l'émotion reliée à l'expression d'un comportement à la recherche d'une certaine forme d'influence[20]. Il peut englober des réalités aussi différentes que le pouvoir politique, la domination prise dans le sens de l'exercice du pouvoir sur les choses ou sur les personnes, le pouvoir sur sa propre vie, sur ce qui peut nous détruire : alcool, drogue, excès de nourriture, ambition démesurée et autres passions, ou encore le pouvoir de maîtriser des compétences et d'être quelqu'un dans la vie[21]. L'être humain peut exercer du pouvoir sur son corps : il apprend à le soigner, à l'habiller, à le maquiller, à le maintenir en forme, à lui faire faire de l'exercice, et sur son environnement matériel :choisir un fond d’écran sur l’ordinateur, mettre de l'ordre sur son bureau, faire la cuisine, acheter des vêtements, décorer une pièce. Le besoin de pouvoir est aussi relié à celui d’être efficace et d’obtenir des résultats. Elle explique que l'individu doit passer de la parole aux gestes, des idées aux réalisations :


Être écouté, apprécié, reconnu ne suffisent plus, c'est l'heure de l'accomplissement. À cette étape, l'individu veut être maintenant le bâtisseur, l'innovateur. Il veut démontrer ses capacités de façon concrète, être en compétition avec son environnement, apprendre, s'améliorer, grandir, se réaliser[22].


Ensuite Francine Bélair parle du besoin de plaisir qui se traduit aussi par le besoin de joie.


Le besoin de plaisir fait référence au fait de rire, de faire des blagues, d'avoir le sens de l'humour, de pouvoir dédramatiser des situations difficiles, de recadrer les événements, et aussi d'éprouver de la satisfaction après un dur labeur. Le plaisir, c'est aussi jouer, et même apprendre. Il n'est pas rare, en effet, surtout chez les enfants, que l'apprentissage soit synonyme de jeu. Le plaisir, c'est aussi le petit frémissement que l'on éprouve au creux du ventre, le pétillement dans les yeux de l'autre, le soupir de satisfaction devant la toile terminée, le grand sourire[23].


Trouver une solution ou entrevoir un bien-être à l'horizon. Le plaisir n'est pas synonyme de facilité, au contraire, il passe par l’effort et la compétition qui ne tuent pas le plaisir dans la mesure où ils ne sont pas imposés de l'extérieur.


Un autre besoin est celui de liberté. Ce besoin s'exprime par le désir de faire des choix, de se mouvoir, d'orienter sa vie, d'accéder à des choix. Il est intimement lié à la notion de responsabilité et s’exprime dans les choix personnels et l’acceptation de leurs conséquences. La liberté n'est pas le libre choix sans contraintes ni obligations. Le choix en effet est fait entre plusieurs options extérieures et plusieurs motivations intérieures qui, elles, entraînent certains types d’obligations et de contraintes.


Francine Bélair ne parle pas du besoin de transcendance, mais la liste exprimée ici n’est pas exhaustive. Expliquer ou définir les besoins fondamentaux de la personne humaine est une entreprise difficile et délicate. Nombreux sont les auteurs qui ont proposé différentes catégories pour les classifier[24], et il est plus prudent de se situer dans une approche non dogmatique qui fait appel au discernement. En effet, les besoins peuvent varier d’une personne à une autre et il faut aussi savoir prendre le temps de repérer ceux qui sont spécifiques à un environnement particulier.


Les besoins font partie du processus d’actualisation de la personne. Tous et chacun sont une sorte d’appel à l’actualisation, et contrairement à ce que laisse penser la pyramide de Maslow, nous ne construisons pas nos besoins sur la réalisation d'autres besoins. Il s’agit de relativiser l’idée d’une hiérarchie dans les besoins. La réalisation de tous est essentielle pour assurer la croissance intégrale et tous sont présents en même temps même si certains peuvent être prédominants selon la situation ou la carence du moment.


Si le besoin de survie était le besoin le plus important chez les êtres humains, explique Francine Bélair, le suicide n'existerait pas. Un jour, alors qu’elle parlait dans une conférence de la nécessité de considérer l’ensemble des besoins en même temps, un homme s'est levé dans la salle où elle donnait sa conférence et dit : «Je travaille dans une maison qui accueille des itinérants. A leur arrivée, ils n'ont parfois pas mangé ni dormi depuis plusieurs jours. Je vois difficilement comment ne pas penser que leur besoin de survie n'est pas alors le besoin le plus important à combler!» Elle lui a alors demandé de lui décrire comment il accueillait ces personnes. L'homme s'est levé et s'est dirigé vers un autre participant. Il lui a mis la main sur l'épaule et d'une voix douce lui a dit: «Tu es chez toi ici (appartenance), si tu as le goût de parler, il y a quelqu'un pour t'écouter (écoute/pouvoir), si tu préfères (liberté) manger ou dormir (survie) d'abord, c'est ton choix (liberté), tu n'es pas obligé.»[25]. En se rendant compte de ce qu’il venait de décrire, l’homme sourit en ajoutant: «C'est vrai, certains préfèrent parler d'abord et manger ensuite!».


L’approche de Francine Bélair nous apprend qu’il est nécessaire de considérer les différents besoins de manière plus circulaire que hiérarchique. Ils sont tous ensemble présents, en même temps, dans la personne à différents degrés, et l’intensité de chacun d’eux varie selon la situation unique de la personne. Grâce à cette classification, il est aussi plus facile de comprendre comment lutter contre les états de manque qui sont autant de niveaux de pauvretés qui empêchent l’actualisation et la croissance des êtres humains. En répondant à ces besoins, la communauté chrétienne manifeste l’amour de Dieu au monde et offre ainsi un salut vraiment intégral.


Les activités de l’Église, y compris les cours offerts, devront idéalement viser à répondre aux différents besoins de la personne. L’Évangile est un des moyens propres à l’Église qui permet de réaliser cela; par exemple, un des besoins qu’il peut combler est celui du pardon et de l’amour. En Jésus se trouve le pardon définitif, complet et éternel de Dieu pour une personne qui souffre de culpabilité. Et nous ne pouvons trouver une plus grande preuve d’amour de la part de Dieu qu’en Jésus (Jn 15 :13[26]).


En offrant aux membres de la communauté chrétienne une formation basée sur l’Évangile, on répond à leur besoin de croissance et d’approfondissement spirituel; en les impliquant dans la mission, on répond à leur besoin d’accomplissement, par des célébrations liturgiques axées sur la louange, on répond à leur besoin de joie. Il y aurait d’autres exemples d’activités propres à l’Église pouvant rejoindre les besoins humains, mais ce qui est important de voir ici c’est que pour offrir un salut intégral, les activités ecclésiales devraient êtres conçues à partir des besoins et des aspirations de la personne. Nous y reviendrons plus loin…



NOTES


[12] L’expression intégration humano-chrétienne fait partie du titre d’une thèse de doctorat écrite par Amanda Brideau. qui défend l’idée d’un message de salut chrétien s’insérant dans les dynamiques de croissance humaine : La vie de parachèvement apportée par la participation à la vie même de Jésus-Christ inclut les réalités humaines tout en leur donnant une finalité d’un bonheur inimaginable (p.326).

[13] Francine Bélair est membre du corps professoral de l’Institutte for Control Theory, Reality Therapy and Quality Management de LosAngeles.

[14] F. Bélair, Pour le meilleur… jamais la pire : prendre son devenir en main, Montréal, les éditions de la Chenelière inc.,1996, p.15.

[15] Cf. ibid., p.15.

[16] Ibid., p.17.

[17] Cf. ibid., p.16.

[18] Ibid., p.19.

[19] La pyramide des besoins de Maslow est un classique pour décrire les besoins humains : besoins physiologiques, de sécurité, d’appartenance, d’estime de soi, de réalisation de soi (actualisation et transcendance) : A .H. MASLOW, « A theory of Human Motivation », Psychological Review, vol.50 (1943), pp. 370-396 et A.H. MASLOW, Motivation and Personality, New-York, Harper & Row Publishers, Incorporated, 1954.

[20] Ibid., p.19.

[21] Cf. ibid., p.19.

[22] Ibid., p.24

[23] Ibid., pp.24-25.

[24] Il y par exemple Henri Piéron (1935), Henry A . Murray (1938), Raymond B. Catell (1957), J.P. Guilford (1975), sans parler d’Abraham H. Maslow (1943).

[25] F. Bélair, op. cit., p.29

[26] Jn 15:13 : Nul n'a plus grand amour que celui-ci : donner sa vie pour ses amis.