14.1.3 Pluralisme et culture mondiale


Difficile de désormais rêver d’une société « pure laine » constituée de Québécois et Québécoises de souche. Le nombre grandissant d'immigrants de toutes races et de toutes nationalités continuera de mettre à mal l'homogénéité du passé. Plus de quarante mille enfants multiethniques peuplent les écoles de Montréal et, dans une école sur six, ceux-ci sont majoritaires par rapport au Québécois et Québécoises de souche[24]. C'est là une donnée des plus significative pour l’avenir du Québec qui interpelle fortement la manière dont il faut aborder la mission ecclésiale.

Lorsque je demandais à Claude Houde, pasteur de l’Église en croissance numérique à Longueuil, les éléments culturels dont il fallait tenir compte dans l’évangélisation dans son milieu, il me parla du pluralisme. Pour lui, il est presque impossible de trouver une homogénéité sociale et culturelle permettant de dresser un portrait type des habitants de son milieu. Dans un tel contexte, il n’est pas facile de configurer son Église pour rejoindre un type particulier de personnes. Le modèle de croissance intégrale par lequel on souhaite justement cette adaptation au milieu socio-culturel aura à tenir compte d’une telle diversité. Peut-être faut-il penser à constituer différentes sortes de liturgies en fonction des groupes auxquels on s’adresse ?

Si dans le passé les Québécois et les Québécoises ont conservé une homogénéité culturelle c’est parce que leur identité s’est forgée autour d’une lutte commune : celle visant à protéger leur langue et leur spécificité religieuse. Ils furent protégés contre les influences étrangères par le réseau d'institutions sociales : paroisses, écoles, familles. L’homogénéité et la continuité culturelle furent facilitées par la propagation de valeurs catholiques centrées sur une image de peuple choisi, fort et courageux, promis à une grande destinée en terre d'Amérique. Mais la révolution industrielle, la remise en question des traditions et de l’influence religieuse, les nouvelles technologies, la mobilité géographique accrue, la pénétration massive des communications de masse véhiculant des valeurs et des coutumes différentes, I'impact de l'impérialisme culturel anglo-saxon, l’arrivée de nombreux immigrants ont fait éclater les structures et projeté les Québécois francophones dans un processus d' « aliénation » des modes traditionnels de vie et de pensée[25].

Si dans le passé, l’Église s’est faite la garante de l’identité québécoise, elle ne peut aujourd’hui jouer ce rôle au risque de se faire taxer de « nationalisme » et de ne plus pouvoir jouer son rôle « catholique » au sens universel du terme. Le modèle de croissance intégrale invitera donc à l’ouverture face aux différentes ethnies présentes dans le milieu. Et pour mieux annoncer l’Évangile, la communauté chrétienne fera des efforts pour se mettre à l’écoute de son environnement socioculturel.

Les changements rapides de la culture au Québec sont aussi dus à l’influence particulièrement forte des États-Unis. Celle-ci existe non seulement à cause de la proximité géographique, mais aussi par l’attrait inconditionnel qu’exerce ce pays chez les jeunes, bombardés par les émissions télévisées américaines. Pour les adultes, la domination économique et la suprématie militaire des États-Unis leur donnent figure de vainqueurs et de protecteurs dans un monde instables et toujours en lutte pour sa survie. Une telle influence n’est pas un problème pour la mise en place du modèle de croissance intégrale qui s’inspire en partie de certaines Églises américaines. Il n’est toutefois pas conseillé de copier sans discernement les éléments culturels qui appartiennent aux modèles d’origine, mais de repérer les éléments de sacré propres à la culture québécoise qui ont beaucoup à apporter au modèle de croissance intégrale et qui ont encore un impact d’attrait dans la société d’aujourd’hui.

Il est difficile de prévoir ce que pourrait devenir la culture québécoise de demain. Mais les habitants du Québec, aussi diversifiées que soient leurs origines actuelles, traduisent forcément des aspirations de type universaliste partagées par l'ensemble des civilisations (celles de la promotion sociale, l'amélioration de la qualité de la vie, l'élimination des facteurs représentant des risques pour la vie et le bien-être des individus, la participation des petites unités sociales aux mécanismes de décision des grands ensembles politiques et l'auto-détermination...) et des aspirations particulières liées à notre destin d'Américain francophone[26].

Une meilleure connaissance de ces aspirations universelles et particulières peut aider la communauté à choisir le contenu des cours proposés dans le modèle de croissance intégrale. Il s’agit de montrer aux Québécois et les Québécoises comment l’Évangile peut contribuer à leur croissance et leur permettre de rejoindre leurs aspirations.

C’est la quasi toute-puissance des communications de masse qui laisse à penser que nous nous dirigeons, en partie, vers une culture mondiale. Depuis quarante ans, le Québec et le monde entier communient quotidiennement non seulement à la culture américaine mais aussi à d’autres cultures. Il y a une influence réciproque. Qui pourrait nier que la culture zen n’ait pas influencé les milieux américains cette dernière décennie? Les sociétés bourgeoises américaines et occidentales se voulaient Zen comme pour trouver un plus grand équilibre dans un monde stressé qui va trop vite. L’Église locale adoptant le modèle de croissance intégrale cherchera idéalement à connaître non seulement la culture ambiante de son milieu, mais aussi celle que recherchent les personnes en général dans le village mondial. L’influence d’une culture ou d’une autre en dit long sur les recherches et les aspirations des personnes.

Bien que l’influence de la culture américaine et mondiale soit forte, je ne pense pas que le Québec devienne une étoile francophone collée au drapeau américain. Une certaine américanisation se retrouve dans les faits et il est peut-être plus juste de parler du Québécois comme d’un Américain francophone plutôt que d’un Français d'Amérique : Il est un homme d'Amérique du Nord. Ses goûts sont ceux d'un Nord-Américain. Son rythme de vie, sa nourriture, son vêtement, sa manière d'aborder les problèmes, son mode de relations humaines sont ceux d'un Nord-Américain[27]. Mais la fierté québécoise et la recherche de son identité, amèneront les Québécois et les Québécoises à s'engager dans la voie de l'originalité et de la singularité[28].

Un point important à mentionner avant de terminer : si les membres d’une Église se doivent d’être ouverts à la culture ambiante pour inculturer l’annonce de la Bonne Nouvelle, de manière à ce que l'Évangile soit proclamé dans le langage et la culture de ceux qui l'entendent, il est important pour eux de se rappeler qu’il peut y avoir des incompatibilités entre l’Évangile et la culture. Quand cela se produit, la mission de l’Église devrait viser à évangéliser les éléments de la culture qui sont en contradiction avec la Parole de Dieu et la dignité des personnes.

Au cours des dernières années, par le biais de leurs interventions sur les problèmes politiques, économiques et sociaux, les évêques du Québec ont régulièrement invité les communautés chrétiennes à l'évangélisation de la culture. Or évangéliser une culture, ce n'est pas seulement tenir un discours critique sur cette dernière ou conduire des individus sur le chemin de la foi, mais c'est aussi avoir une action planifiée qui vise, à long terme, à transformer les institutions qui se nourrissent de cette culture et qui en même temps la reproduisent. Rappelons que les institutions moulent les consciences des gens et, de la sorte, orientent largement leurs comportements. Vouloir évangéliser les individus sans chercher en même temps à transformer les institutions qui les façonnent dans un sens qui n'est pas nécessairement évangélique, c'est poursuivre à moitié l'objectif missionnaire[29].

Les Églises du Québec auront un impact plus grand sur la société si elles ne s’écartent pas du courant de la révolution médiatique mais qu’au contraire, elles cherchent à mieux s’y intégrer. Grâce à leur dimension humaine les groupes de maison seront certainement des oasis de relations authentiques et vraies dans un monde de plus en plus virtuel. Ils proposent une alternative, un complément pour les relations humaines appauvries par la distance qui sépare les interlocuteurs. L’explosion médiatique a l’avantage de transmettre des informations en quantité exponentielle, mais information ne veut pas dire communication. Les êtres humains ne pourront pas réellement s’épanouir dans des relations d’ordinateur à ordinateur. Les groupes de maison permettront aussi de donner un enseignement qui comporte un suivi et une progression logique pour mieux faire grandir les personnes.

Les groupes de maison ont l’avantage de permettre l’expérience de la fraternité, de l’engagement missionnaire et du dialogue avec d’autres personnes habitant un même lieu. Ils valorisent le sujet en lui permettant, dans les décisions qui sont prises, d’exercer son esprit démocratique. Enfin, l’accueil de personnes de cultures différentes habitue à la tolérance et permet un cheminement vers la compréhension mutuelle.

La révolution médiatique qui n’est pas encore dans sa phase la plus intense va longtemps encore influencer le Québec. En fait, cette révolution fait partie de sa culture, elle en est un des éléments les plus fascinants, car source de changements intenses et profonds qui sont loin d’êtres terminés. Ces changements culturels sont d’une importance considérable pour l’Église et sa mission de communiquer l’Évangile, car si le langage liturgique et les services ecclésiaux ne sont pas adaptés, le message de la Bonne Nouvelle sera incompréhensible et peu en lien avec les besoins réels qui émergent de cette culture en perpétuel changement. Le modèle de croissance intégrale vise l’adaptation au milieu, mais il faudra considérer que cette adaptation n’est pas acquise une fois pour toutes et être constamment à l’écoute du milieu pour s’ajuster au fur et à mesure.



NOTES

[24] P. Lanthier et G. Rousseau, La culture inventée : Les stratégies culturelles aux 19e et 20e siècles, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1992, p. 359.

[25] M.-A. TREMBLAY, L’identité québécoise en péril, Ottawa, Les éditions Saint-Yves Inc., 1983, p. 210-211.

[26] Ibid., p. 212.

[27] G. Rocher, Le Québec : Résistance et continuité, Jean Sarrazin et al., Dossier-Québec, Montréal, Les Éditions Stock, 1977, p. 37.

[28] Cf. R. A. Jones, « Le spectre de l’Américanisation », dans Les rapports culturels entre le Québec et les États-Unis, sous la direction de Claude Savary, Québec, 1984, p.159.

[29] Comité de recherche de l’assemblée des Évêques du Québec sur les communautés chrétiennes locales, op. cit., p. 100.