6.1 La croissance numérique : une promesse reliée à l’Alliance

En parcourant un certain nombre de textes bibliques, on découvre que la notion de croissance numérique est très présente dans les Écritures et qu’elle fait même partie des promesses divines. Pourtant elle ne semble pas y être poursuivie pour elle-même. Les Écritures nous invitent non pas à poursuivre la croissance numérique pour elle-même mais à être fidèle à l’Alliance. C’est de la fidélité à cette Alliance que découle la croissance. La mission de Jésus a d’ailleurs été en grande partie de rappeler le sens de l’Alliance. La présentation de ce qui suit aurait pu se faire selon les regroupements des livres de la Bible : Le Pentateuque, les livres historiques et les Prophètes mais peu de recherches ont été faites en études bibliques sur le thème de la croissance numérique et je m’en tiendrai donc à une présentation narrative.

6.1.1 Les promesses d’expansion numérique

Dès le livre de la Genèse, on découvre des promesses numériques faites par Yahvé à son peuple. Lorsque Dieu parle à Abraham, il lui dit : Je rendrai ta postérité aussi nombreuse que la poussière de la terre : celui-la seul qui pourrait compter les grains de la poussière sur le sol, pourra compter ta postérité (Gen 13:16). Cette promesse a été transmise de génération en génération. À Isaac, fils d’Abraham, Dieu dit : Je suis le Dieu d'Abraham, ton père; ne crains point, car je suis avec toi; je te bénirai, et je multiplierai ta postérité, à cause d'Abraham, mon serviteur (Gen 26:24). Et à Jacob : Je te rendrai fécond, je te multiplierai, et je ferai de toi une multitude de peuples… (Gen 48:4). La promesse a perduré jusqu’aux prophètes. Jérémie la rappelle lorsqu’il adresse, au nom de Dieu, ce message au Peuple d’Israël : Je les multiplierai, et ils ne diminueront pas; je les honorerai, et ils ne seront pas méprisés (Jer 30:19). Le Roi David en fut lui-même le destinataire: De même qu'on ne peut compter l'armée des cieux, ni mesurer le sable de la mer, de même je multiplierai la postérité de David, mon serviteur… (Jer 33:22).

Au chapitre dix-sept de la Genèse, une précision importante nous est donnée : La promesse de croissance numérique est reliée à l’Alliance. Lorsque Dieu parle à Abraham, il lui dit : J'établirai mon alliance entre moi et toi, et je te multiplierai à l'infini (Gen 17:2). Le terme bérit (alliance) désigne essentiellement cette promesse faite à Abraham qui comporte la multiplication du peuple dont YHWH est le Dieu[1].

On retrouve aussi ce lien entre l’Alliance et la croissance numérique dans le livre du Lévitique : Je me tournerai vers vous, je vous ferai croître et multiplier, et je maintiendrai mon alliance avec vous (Lev 26:9). Si le peuple est fidèle à l’Alliance, la croissance se réalise. Écoutons le prophète Ézéchiel parlant au nom de Dieu : Je traiterai avec eux une alliance de paix, et il y aura une alliance éternelle avec eux; je les établirai, je les multiplierai, et je placerai mon sanctuaire au milieu d'eux pour toujours (Ez 37:26).

La conviction d'être l'objet des promesses divines est ancrée dans la conscience d'Israël. Le choix divin constitue l'origine même des Israélites. C’est Yahvé lui-même qui s'est créé un peuple en choisissant d’abord Abraham, il l'a séparé de sa terre, de sa famille, de la maison de son père pour l'envoyer dans le pays qu'il lui montrerait (Gen 12:1). Il lui a promis non seulement la terre de Canaan mais aussi une postérité, nombreuse comme les étoiles du ciel et comme le sable qui est au bord de la mer. (Gen 22:17). Et c'est sur la base de ces promesses que Dieu a conclu son alliance[2] : Maintenant, si vous écoutez ma voix et gardez mon alliance, je vous tiendrai pour mon bien propre parmi tous les peuples, car toute la terre est à moi (Ex 19:5).

6.1.2 Part de Dieu et part des êtres humains

Selon certains textes de l’Ancien Testament, la croissance numérique du peuple de Dieu se réalise si le peuple est fidèle à l’Alliance. La fidélité à l’Alliance, c’est non seulement la pratique de la circoncision mais aussi l’obéissance aux commandements divins[3] : Car je l'ai distingué, pour qu'il prescrive à ses fils et à sa maison après lui de garder la voie de Yahvé en accomplissant la justice et le droit; de la sorte, Yahvé réalisera pour Abraham ce qu'il lui a promis (Gen 18:18). Annie Jaubert dans son livre La notion d’alliance dans le Judaïsme aux abords de l’ère chrétienne, explique qu’il est dans la nature de l’Alliance que l'homme soit lié, engagé par le don divin. Pour bénéficier des promesses, le peuple ne doit pas briser son engagement : Si Yahvé, Dieu « saint », se lie à Israël, il faut qu'à son tour Israël devienne « saint »[4]. Mais l’histoire d'Israël montre que la fidélité du peuple n’a pas toujours été au rendez-vous, en fait son histoire est surtout celle d’une alliance violée.

La rupture d'Alliance provoque la Colère. Israël est châtié, il se retourne vers Yahvé (…) Yahvé, lui, est fidèle et se souvient de ses promesses, il pardonne à Israël. Tel est le leitmotiv de l'histoire d'Israël, le comportement permanent du peuple par rapport à Yahvé, de Yahvé par rapport à son peuple. À la base : la bérit-contrat, l'obligation mutuelle ; puis: violation, colère et châtiment; alors: repentir, pardon et renouvellement du contrat. L'histoire se répète sans cesse ; c'est une sorte de rythme qui scande l'histoire religieuse d'Israël[5].

C’est dès l'origine qu’Israël manifeste son infidélité à l’égard de Dieu et de l’alliance : Le peuple construit le veau d'or, le pacte est rompu. La colère de Yahvé s'enflamme, il veut consumer son peuple (Ex 32:10 ; Dt 9:8) et il le frappe (Ex 32:35)[6]. Plutôt que de le multiplier, Il cherche à le détruire. Mais Moïse implore le pardon :

Moïse s'efforça d'apaiser Yahvé son Dieu et dit : « Pourquoi, Yahvé, ta colère s'enflammerait-elle contre ton peuple que tu as fait sortir d'Égypte par ta grande force et ta main puissante ? Pourquoi les Égyptiens diraient-ils : "C'est par méchanceté qu'il les a fait sortir, pour les faire périr dans les montagnes et les exterminer de la face de la terre" ? Reviens de ta colère ardente et renonce au mal que tu voulais faire à ton peuple. Souviens-toi de tes serviteurs Abraham, Isaac et Israël, à qui tu as juré par toi-même et à qui tu as dit : Je multiplierai votre postérité comme les étoiles du ciel, et tout ce pays dont je vous ai parlé, je le donnerai à vos descendants et il sera leur héritage à jamais ». Et Yahvé renonça à faire le mal dont il avait menacé son peuple (Ex 32 :11-14).

Yahvé renouvelle sa promesse d’accroître son peuple à cause de lui-même, à cause de sa propre fidélité à accomplir ses promesses et pour que son Nom ne soit pas bafoué parmi les nations : Ainsi parle le Seigneur Yahvé. Ce n'est pas à cause de vous que j'agis de la sorte, maison d'Israël, mais c'est pour mon saint nom, que vous avez profané parmi les nations où vous êtes venus. (Ez 36:22; Cf. Ps 106:8). Le Nom de Yahvé est engagé envers son peuple : Yahvé a juré par lui-même. C’est aussi parce que le peuple s'est repenti qu’il accorde de nouvelles tables de la Loi (Ex 34:1-4; Cf. Dt 10:1-5). On constate, avec la réconciliation du peuple, que le cycle est achevé, la boucle est fermée : obligation mutuelle-violation-colère-châtiment-repentir-pardon et renouvellement du contrat. Cette approche permet de reconnaître le caractère fondamental de l’Alliance et de ses promesses de croissance. Elles sont accordées lorsqu’il y a fidélité à observer les préceptes de Yahvé[7].

Comme l’Alliance est l’engagement du peuple à accomplir les préceptes divins : circoncision, accomplissement de la justice et du droit, etc. (Cf. Gen 18:18,) et qu’elle est inséparablement liée à l’accomplissement des promesses, l’Alliance et l’accomplissement de la Loi finissent par se confondre[8]: Il vous révéla son alliance, qu'il vous ordonna de mettre en pratique, les dix Paroles qu'il inscrivit sur deux tables de pierre (Dt 4:13). Transgresser la Loi devient transgresser l'Alliance; l’observation de la Loi devient la garante de l’existence et de la croissance du Peuple de Dieu. Il est à noter aussi que dans le contexte de l'Alliance mosaïque, Alliance et sacrifices vont de pair : Le sacrifice apaise Dieu lorsqu’il y a rupture du contrat, la réconciliation s’opère. Par le sang versé, chaque sacrifice signifie un renouvellement de la promesse puisqu’il y a renouvellement de l’Alliance[9].

Si, parmi les principales promesses faites par Dieu à son Peuple, on trouve celle de la croissance numérique, on ne peut voir nulle part, dans les textes de l’Ancien Testament, les chefs du peuple s’organiser pour croître. Leur but est que le peuple soit fidèle à l’Alliance. La croissance est donc donnée par Dieu en retour de la fidélité du peuple à pratiquer les préceptes divins. Dieu veut que son peuple pratique la justice et le droit et non pas qu’il cherche avant tout à se multiplier.

6.1.3 La nouvelle Alliance et la multiplication du peuple de Dieu

Avec le temps, la fidélité à l’Alliance s’est petit à petit confondue avec la pratique extérieure de la Loi amenant le peuple de Dieu à concevoir sa fidélité uniquement en termes de pratique extérieure. Dans le livre de Jérémie, les écrits veulent corriger ce travers et un thème nouveau apparaît : celui de l’alliance nouvelle; on y parle de la loi inscrite dans les cœurs. Au-delà des différentes interprétations précédant la naissance de Jésus, ce qui caractérise la dynamique de la nouvelle alliance, c'est la rénovation des cœurs[10].

Voici venir des jours oracle de Yahvé où je conclurai avec la maison d'Israël et la maison de Juda une alliance nouvelle. Non pas comme l'alliance que j'ai conclue avec leurs pères, le jour où je les pris par la main pour les faire sortir du pays d'Égypte mon alliance qu'eux-mêmes ont rompue bien que je fusse leur Maître, oracle de Yahvé ! Mais voici l'alliance que je conclurai avec la maison d'Israël après ces jours-là, oracle de Yahvé. Je mettrai ma Loi au fond de leur être et je l'écrirai sur leur cœur. Alors je serai leur Dieu et eux seront mon peuple (Jer 31:31-33).

Cette nouvelle Alliance est en même temps don d'une loi inscrite dans le cœur, connaissance directe de Yahvé et pardon des péchés. Elle se fonde sur la rémission des fautes, se développe par une transformation profonde des membres du peuple et s’accomplit par une connaissance authentique de Yahvé[11].

La berit jérémienne est donc en premier lieu un acte de miséricorde de Dieu, elle repose sur le pardon divin. Yahvé liquide d'un trait le passé sans attendre que son peuple manifeste son repentir en faisant un pas vers lui, comme le voudrait la tradition et notamment l'école deutéronomiste. Dieu commence par pardonner, il offre souverainement sa grâce qui crée une nouvelle possibilité de communion entre lui et Israël[12].

Dans le Nouveau Testament, le terme bérit est employé dans plusieurs passages ; le corpus paulinien en parle comme l’alliance de l'Esprit (2Cor 3:6) en opposition avec l’alliance de la lettre (Gal 4:24) : Paul prend l’image d’Agar et de Sara et fait le parallèle avec l'esclavage de la Loi et la liberté de l'Esprit[13]. D’après les écrits pauliniens, ce qui a fait la grandeur d'Abraham, ce n'est pas de s'être soumis à la loi de la circoncision, c'est d'avoir cru à la Promesse.

On retourne aux sources de l’Alliance pour redécouvrir qu’elle repose sur l’initiative de Dieu et sa miséricorde : Dieu promet, le peuple croit (adhère). C'est par la foi qu'Abraham fut justifié, non par la Loi. Et dans l’alliance chrétienne, tous ceux qui croient deviennent, par la foi, les enfants du père de la foi, Abraham, et héritent avec lui des promesses divines[14]. Un véritable mouvement de bascule s'opère ici entre la théologie juive et la théologie chrétienne[15]. La filiation abrahamite, qui, dans la perspective juive enfermait les promesses dans les liens du sang, devient spirituelle et accessible à tous par la foi.

Dans la même ligne que Jérémie, Jésus oriente le cœur des croyants vers une interprétation intérieure de la Loi. Cette Loi, il l’a lui-même accomplie et il est devenu le médiateur d'une nouvelle Alliance qui procure l'héritage des promesses à ceux qui croient en lui. Jésus est l’alliance du peuple (Is 42:6); la circoncision de la chair, qui était le signe de l’ancienne alliance, devient la circoncision du cœur, opérée par l’Esprit (Rom 2:29) et dont le baptême est le signe visible.

Jésus est venu rétablir le sens premier de l’Alliance qui trouve sa source dans l’amour[16] de Dieu. Aimer Dieu et aimer le prochain sont les deux plus grands commandements de la Loi. Et, d'après l’apôtre Paul, sans cette dimension d’amour et de miséricorde, la loi écrite conduit à la mort. La Loi n’a donc pas sa finalité en elle-même. Si tel était le cas, cela n’aurait pas de sens. Les prescriptions de la Loi ne sont qu’un moyen pour communier à l’Esprit qui les a fait naître. C’est la question du sens de l’Alliance qui est fondamental. Et lorsque McGavran explique qu’un des objectifs principaux de la mission chrétienne est la croissance numérique de la communauté, on peut se demander, comme il en a été pour les prescriptions de la Loi, si cela a du sens de la poursuivre comme une fin en soi. Dans les textes de la Bible, la croissance numérique est présentée comme une conséquence de la fidélité à l’Esprit de l’Alliance, elle ne semble pas avoir été considérée comme une finalité à poursuivre.


NOTES

[1] Cf. P. BUIS, « Comment au septième siècle envisageait-on l’avenir de l’Alliance? Étude sur Lev. 26,3-45 », dans Question disputés d’Ancien Testament : Méthode et théologie par C. Brekelmans, Gembloux, Leuven University Press, 1974, p. 137.

[2] A. Jaubert, La notion d’alliance dans le Judaïsme aux abords de l’ère chrétienne, Paris, Editions du Seuil, 1963, p. 27.

[3] Cf. ibid., p. 43.

[4] A. ibid., p. 43.

[5] Ibid., p. 44.

[6] Cf. ibid., p. 46.

[7] Cf. ibid., p. 47.

[8] Cf. ibid., p. 48.

[9] Cf. ibid., p. 49.

[10] Cf. ibid., pp. 59-60.

[11] Cf. R. MARTIN-ACHARD, « Quelques remarques sur la nouvelle alliance chez Jérémie (Jer. 31, 31-34) », dans Questions disputées d’Ancien Testament : Méthode et théologie par C. Brekelmans, Louvain, Leuven University Press, 1989, p. 154.

[12] Ibid., p. 154.

[13] Cf. A. Jaubert, op. cit., p. 447.

[14] Cf. ibid., p. 452.

[15] Ibid., p. 452.

[16] Dans le Nouveau-Testament, le terme agapè, est traduit par ceux de charité ou d'amour. Lorsque je ferai référence à l’amour dans cette thèse c’est pour renvoyer au terme agapè. L’amour, dans ce sens, est entendu comme raison de croire et raison d'agir, comme une figure théologique à deux versants. Il y a un double ancrage: amour de Dieu pour l'être humain et amour de l'être humain pour l'être humain, à l’image de Jésus : Comme dit St Jean Chrysostome : Veux-tu honorer le Corps du Christ ?, Ne commence pas par le mépriser quand il est nu. Ne l'honore pas ici avec des étoffes de soie, pour le négliger dehors où il souffre du froid et de la nudité. Car celui qui a dit: ceci est mon corps, est le même qui a dit : vous m'avez vu affamé et vous ne m'avez pas nourri. Quelle utilité à ce que la table du Christ soit chargée de coupes d'or quand il meurt de faim ? Rassasie d'abord l'affamé et orne ensuite sa table. L’amour agapè est aussi vu sous l’angle du lien entre frères (et sœurs), considérant que tous les autres sont mes frères (et sœurs) puisque tous sont créés par Dieu et aimé de lui : la connaissance de l'amour de Dieu pour nous, marque, colore l'exigence centrale de l'amour de l'autre (Bruno-Marie Duffé, AGAPE, Lyon, Ed Profac, 1999, p.14). L’amour est le cœur de l’Alliance avec Dieu et la considération de l'autre comme lieu d’expression de l’amour pour Dieu est le signe de notre fidélité à celle-ci. L’amour pour Dieu et le prochain, même s’ils ne sont pas du même ordre tout en étant inséparables, va à l’image de Jésus, jusqu’au don gratuit de sa vie. L’amour est un défi, un scandale pour les Juifs, une folie pour les païens (1Co 1:23). Il est à noter que l'amour de Dieu et l'amour du prochain ne devraient pas être pensés ou vécus en opposition. L'amour trouve son origine dans le Père, il se dévoile dans le Fils bien-aimé à travers une mission qui a toujours pour finalité ultime de communiquer l'amour du Père aux hommes (Cf. Bruno-Marie Duffé, AGAPE, Lyon, Ed Profac, 1999, p.51).