Conclusion de la première partie et émergence de la problématique

Malgré la décroissance numérique de la plupart des Églises traditionnelles en Occident, on peut, par contraste, observer certaines Églises en très forte croissance numérique. Leur existence vient désinstaller notre conviction qu’une désaffection des communautés chrétiennes est inévitable. Les exemples d’Églises en croissance choisis et présentés dans cette première partie sont reliés de proche ou de loin au MCE fondé par Donald McGavran.

Pour les pasteurs et les théologiens reliés à ce Mouvement, la croissance numérique est la volonté de Dieu car elle signifie la multiplication des personnes réconciliées avec Dieu dans le Christ. Pour y parvenir, ils conseillent de donner priorité à l’évangélisation[45] et de se fixer des objectifs numériques. Ils insistent sur l’importance de la planification et de la stratégie pour répondre aux besoins du milieu. Ils conseillent aussi d’impliquer tous les membres de l’Église dans des petits groupes et de favoriser le renouveau spirituel au sein de la communauté.

Les Églises influencées par le MCE se servent d’outils de gestion dont l’efficacité est parfois considérable : gestion par objectifs, planification et prise en compte du milieu, adaptation de la structure, techniques de leadership, quête d’excellence. Certains principes psychologiques de motivation sont utilisés pour être plus performant dans l’accomplissement de la mission.

Malgré la richesse et les lumières que peuvent apporter l’expérience et les enseignements du MCE à différents niveaux, la priorité quasi absolue données à l’évangélisation et la poursuite d’objectifs numérique questionne. Des études montrent que des problèmes de sens surgissent dans les organisations qui conçoivent leur mission en termes essentiellement quantitatifs et qui visent à produire toujours plus[46]. Le fait n’est pas nouveau, il s’était manifesté de façon flagrante à l’époque de la révolution industrielle. Taylor, le fondateur de la gestion moderne, pensait que sa vision apporterait la prospérité aux patrons et aux employés. Mais ses outils de gestion ont parfois été utilisés pour les seuls profits des dirigeants, au mépris de la dignité des employés. C’est ici que surgit la problématique reliée à notre recherche : si une Église conçoit sa mission essentiellement en termes numériques et utilise des principes de gestion pour « produire » le plus possible de convertis, ne risque-t-elle pas de créer les mêmes problèmes vis-à-vis de ses membres que les organisations vis-à-vis de leurs employés ?

La question de l’utilisation inconsidérée de la gestion et des problèmes que cela pose aux organisations est toujours actuelle. Dans le livre de Thierry Pauchant : La quête du sens : gérer nos organisations pour la santé des personnes, de nos sociétés et de la nature, on découvre qu’avec le progrès des sciences de la gestion, l’efficacité est parfois poursuivie aux dépens de la santé psychologique et physique des membres et des signes de malaises téléologiques apparaissent dans les organisations. Il y a un malaise de sens.

Malgré les erreurs du passé, beaucoup d’entreprises continuent de vouloir produire toujours plus à un rythme accéléré. Certaines organisations contrôlent non seulement les tâches et les objectifs de leurs membres, mais aussi les rêves et les cœurs. Même les valeurs morales sont parfois imposées afin de motiver et d’énergiser les membres. Le résultat, plus ou moins conscient, c’est que l’individu fait de l’entreprise et de son travail le sens ultime de sa vie. Les valeurs de l’entreprise deviennent les siennes. Il y a symbiose, entrelacement de la dimension éthique et économique. Cet état d’être est voulu ou accepté par l’entreprise pour réaliser ses objectifs.

Poussée à l’extrême, cette tendance peut mener à une forme de totalitarisme. Les cadres et les employés se laissent prendre au jeu parce que l’entreprise représente alors une sorte d’idéal. Ils trouvent dans les valeurs de l’excellence, de la performance, de la supériorité, un refuge existentiel qui rejoint leur propre quête humaine et spirituelle et les fait à la fois échapper à la réalité de leur finitude et croire à leur supériorité face à ceux qui sont moins efficaces. La quête de l’excellence devient, dans cette optique, une recherche narcissique de réalisation personnelle. Exceller c’est l’emporter sur les autres, on s’enfonce dans l’individualisme et la recherche de soi aux dépens des autres. L’organisation est idéalisée et se présente comme une entité transcendante qui nourri l’égo et donne sens à la vie. Dans de telles entreprises « déesses » et matrices de sens (mais quel sens ?) les employés développent un désir compulsif d’avancement : plus on avance moins il y a d’angoisse face au vide existentiel et face à l’éventualité d’être rejeté par le système. On est prêt à tout sacrifier ; famille, amis, travail que l’on aime, etc.. La promotion est vue comme l’abolition des limites.

Pourtant cette course folle empêche la vraie actualisation de soi. Le travail ne peut, dans un tel contexte, générer ni satisfaction ni bonheur authentique car il est vécu « névrotiquement »[47]. L’employé et même les dirigeants vivent une dépendance existentielle qui entraîne une perte de force intellectuelle, l’épuisement et la destruction de la vie sur le plan personnel, organisationnel et même social[48]. Dans son sentiment amoureux vis-à-vis de l’entreprise, l’employé se laisse exploiter et vider de ses énergies avant d’être éventuellement recraché par la machine économique quelques années plus tard[49].

Il ne faut pas refuser de voir ce côté manipulateur, élitiste, et envoûtant qui peut exister lorsqu’une organisation conçoit sa mission en terme essentiellement quantitatif et utilise les principes de gestion pour atteindre une fin purement matérielle. Les mêmes problèmes peuvent surgir dans les Églises dont le but premier est l’augmentation des membres. Avec une telle conception de la mission, les responsables d’Églises peuvent en arriver, consciemment ou non, à se servir des membres, à les contrôler et à les manipuler pour permettre le développement numérique de la communauté. Ils incitent les membres à « performer », c’est-à-dire à produire toujours plus de convertis, sous peine de culpabilité, car Dieu veut la croissance numérique (McGavran, Galloway, Warren). Les membres seront possiblement entraînés à l’épuisement et à la régression sur le plan personnel, social et même spirituel.

Le problème est d’autant plus pernicieux que les chrétiens peuvent volontairement se laisser prendre au jeu car le projet d’évangélisation qui leur est offert donne sens à leur vie chrétienne. Les valeurs de croissance numérique, de réussite missionnaire et de performance prennent tellement de place qu’elles risquent de devenir une simple recherche narcissique. Le projet missionnaire de l’Église offre aux chrétiens une satisfaction de soi qui les entraîne à développer un désir compulsif de réussite numérique : plus on fait des convertis, moins il y a d’angoisse face à l’échec de la mission que Dieu nous a confiée. Plus on est efficace, plus on attire aussi sur soi la reconnaissance des autres. Comme dans les entreprises on est alors prêt à tout sacrifier : responsabilités familiales, relations d’amitiés, repos nécessaire, travail que l’on aime, etc. Les résultats deviennent plus importants que les personnes elles-mêmes.

Les membres de l’Église développent alors un amour, non pas pour les êtres humains ou pour Dieu, mais pour l’organisation ecclésiale dont ils font partie. Dans leur sentiment amoureux, ils peuvent en arriver à mépriser les autres formes d’organisations chrétiennes qui ne sont pas comme la leur et paradoxalement nuire à leur propre communauté en empêchant les changements organisationnels nécessaires.

En accordant à la croissance numérique une place trop importante, l’Église risque aussi de mettre de côté les « œuvres de charité » qui ne produisent pas directement des convertis. On trouve cela implicitement encouragé dans les textes de McGavran lorsqu’il explique les raisons du manque de croissance dans certaines communautés chrétiennes : Church and mission were devoted to a nonproductive pattern, once needed but long since outmoded[50]. Nous sommes dans une approche essentiellement utilitariste et pragmatique de la mission. À la rigueur, on intervient au niveau social et on fait des œuvres de bienfaisance, non pas par amour, ni par compassion, mais simplement en vue d’amener du monde à l’Église. Il en est de même pour la prière et le renouveau spirituel de la communauté; ceux-ci peuvent être considérés importants seulement parce qu’ils favorisent le développement numérique. Ces deux éléments essentiels de la vie chrétienne sont réduits à de simples outils.

Ce tableau peut paraître bien sombre et avoir des allures de caricature, mais il souhaite surtout mettre en évidence la problématique qui ressort d’une compréhension réduite de la mission chrétienne et d’une utilisation inconsidérée des outils de gestion. Les Églises en croissance reliées au MCE sont des organisations efficaces pour produire des convertis et mobiliser toute la communauté dans la mission d’évangéliser. Mais une telle compréhension de la mission a-t-elle du sens à la lumière de l’Évangile ? Faut-il nécessairement adopter une approche pragmatique de la mission qui considère les résultats numériques visibles comme essentiels ? Comment utiliser des outils de gestion sans nuire à la communauté chrétienne ?

Cette thèse va tâcher de répondre à ces questions. Nous essayerons de mieux comprendre ce qu’est réellement la mission de l’Église et de délimiter la frontière entre une utilisation justifiée des outils de gestion et celle qui peut mener à l’aliénation d’une communauté chrétienne. Outre leur conception de la mission, les écrits du MCE comportent d’autres éléments discutables, comme par exemple le principe d’homogénéité, mais cette étude vise essentiellement à repenser la place à accorder à l’efficacité organisationnelle et à la croissance numérique dans l’Église. Sans oublier de garder les éléments positifs apportés par le MCE, elle proposera un modèle missionnaire qui se veut plus équilibré et qui souhaite avoir plus de sens à la lumière de l’Évangile et de la réflexion théologique.


NOTES:

[45] L’évangélisation comprend la proclamation en vue d’un acte de foi salutaire, la formation en vue du baptême et la formation en vue de l’implication des laïcs dans les activités missionnaires de l’Église.

[46] Un livre intéressant sur le sujet est celui de Thierry Pauchant : La quête du sens : Gérer nos organisation pour la santé des personnes, de nos sociétés et de la nature (Ed Québec/Amérique inc., 1996).

[47] Cf. T. C. Pauchant (et coll), La quête du sens : Gérer nos organisation pour la santé des personnes, de nos sociétés et de la nature, Ed Québec/Amérique inc., 1996, pp. 75-83.

[48] Cf. ibid., pp. 123-137.

[49] Cf. ibid., pp. 103-120.

[50] Ibid., p. 163.