9.1 Mission et sotériologie

L’Église, née de la mission du Fils[2] et envoyée par lui, est missionnaire par nature :

Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, et leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit. Et voici que je suis avec vous pour toujours jusqu'à la fin du monde. (Mat 28:19-20).

Allez dans le monde entier, proclamez l'Évangile à toute la création. Celui qui croira et sera baptisé, sera sauvé ; celui qui ne croira pas, sera condamné. Et voici les signes qui accompagneront ceux qui auront cru : en mon nom ils chasseront les démons, ils parleront en langues nouvelles, ils saisiront des serpents, et s'ils boivent quelque poison mortel, il ne leur fera pas de mal ; ils imposeront les mains aux infirmes et ceux-ci seront guéris. Or le Seigneur Jésus, après leur avoir parlé, fut enlevé au ciel et il s'assit à la droite de Dieu. Pour eux, ils s'en allèrent prêcher en tout lieu, le Seigneur agissant avec eux et confirmant la Parole par les signes qui l'accompagnaient. (Mc 16 :15-20).

Appuyé sur ces deux passages bibliques, l’impératif missionnaire chrétien est particulièrement compris dans le sens de la proclamation et de l’enseignement. L’Église cherche avant tout à prêcher la Bonne Nouvelle à toute la création, c’est-à-dire la repentance et le pardon des péchés au nom de Jésus (Lc 24:47). Elle vise à rendre présent et à communiquer au monde le mystère du salut pour qu’il reçoive la réconciliation avec Dieu. Les bonnes œuvres accompagnent le message parce qu’elles ont le pouvoir d’attirer les êtres humains à la foi en Dieu[3]. Mais en voyant les bonnes œuvres comme un élément qui ne fait qu’accompagner le témoignage de l’Église plutôt que comme un élément constitutif de la mission, on créé une dichotomie entre œuvres et proclamation dans la mission chrétienne. On est dans une conception eschatologique du salut qu’il est nécessaire de dépasser pour en arriver à une vision plus intégrale.

9.1.1 Dichotomie entre proclamation de l’Évangile et œuvres sociales

La compréhension de la mission sous l’angle de la proclamation est commune à presque toutes les dénominations chrétiennes. L’emphase est mise sur l’enseignement et souvent sur la sacramentalisation, plutôt que sur l’implication sociale et l’accomplissement d’œuvres caritatives. Mais quand la proclamation et la sacramentalisation sont considérées comme le cœur de la mission, il est facile de glisser vers une pastorale de chiffres. Ainsi l'encyclique Rerum Ecclesiae du pape Pie XI de 1926 suggère une conception de la mission qui vise à adjoindre à l'Église catholique le plus grand nombre de personnes :

Surely the obligation of charity, which binds us to God, demands not only that we strive to increase by every means within our power the number of those who adore Him "in spirit and in truth" (John iv, 24) but also that we try to bring under the rule of the gentle Christ as many other men as possible in order that "the profit in his blood" (Psalms xxix, 10) may be the more and more fruitful and that we may make ourselves the more acceptable to Him to Whom nothing can possibly be more pleasing than that "men should be saved and come to the knowledge of the truth." (I Timothy ii, 4) [4]

McGavran définit la mission comme une entreprise consacrée à la proclamation de la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ et à convaincre les hommes à devenir ses disciples et membres responsables de son Église[5]. De cette définition de la mission découle des activités ecclésiales qui visent à rassembler de manière visible et à impliquer des hommes et des femmes dans la communauté chrétienne. La mission tend à se confondre avec la croissance numérique de l’Église. L’accent est mis sur la proclamation de l’Évangile, le rassemblement en communauté et la formation des disciples. Le mandat missionnaire d’évangélisation occulte le mandat social.

D’ailleurs, dans le MCE, le terme mission est essentiellement compris sous l’angle d’évangélisation. Les conseils qu’il diffuse invitent à donner à l’évangélisation, dans presque toutes les situations, la priorité sur les œuvres sociales[6]. Les théologiens et les pasteurs de ce Mouvement se justifient par le principe de cause à effet : la conversion a des conséquences sur le social. En fait, ils tiennent à cette priorité parce qu’elle produit des résultats en termes de chiffres.

Cette orientation entre dans leur logique missionnaire puisqu’ils considèrent la croissance numérique comme étant la volonté première de Dieu pour l’Église : In view of all this and much more evidence, must we not consider mission in the intention a vast and purposeful finding? (…) Does not the biblical evidence rather indicate that in the sight of the God Who finds, numbers of the redeemed are important? God Himself desires that multitudes be reconciled to Himself in the Church of Christ.[7] La croissance numérique devient donc un but essentiel, sinon « le » but de la mission. Ainsi les pasteurs s’organisent pour qu’elle se réalise et écartent tout ce qui ne la produirait pas.

Le risque est de ne s’occuper des malades et des pauvres que s’il en résulte de la croissance. On fait des œuvres de charité (caritas) et des oeuvres sociales seulement pour disposer favorablement les gens envers l'Évangile et les attirer à l’Église. L’amour que l’on montre aux personnes repose sur l’espérance que celles-ci rejoigne l’organisation ecclésiale. Il ne prend pas racine dans l’amour gratuit et désintéressé de Dieu. Si une personne refuse de se « convertir » et de se joindre à la communauté, on ne s’intéresse plus à elle ni à ses besoins, ni à ses détresses. De quel genre de témoignage s’agit-il ici; n’est pas une parodie d’Évangile ?

Dans le protestantisme nord-américain, d’où le Mouvement de la croissance des Églises est issu, la distinction entre la dimension sociale et la dimension eschatologique n’a pas toujours été si nette. Au XVIIIe siècle, on considérait ces deux « mandats » inséparables. Même pour ceux qui avaient été touchés par le Réveil évangélique, l'engagement dans la réforme sociale était une suite logique du renouveau[8]. Mais progressivement on constata un glissement vers la primauté du « mandat d'évangélisation » relié à la montée du fondamentalisme (ou pré-millénarisme). Les fondamentalistes réagissaient à ceux qui, dans le christianisme social, s’intéressaient presque uniquement au « mandat social » et qu’ils accusaient de connivence avec le monde (dans le sens johannique du terme). Entre 1900 et 1930, toute préoccupation sociale finit même par devenir suspecte[9] : La grande vague d'engagement soulevée par les réveils des XVIIIe et XIXe siècles s'était repliée en un sectarisme étroit et intolérant[10]. Malgré une contestation dans leurs propres milieux, cette mentalité perdure encore parmi les fondamentalistes protestants[11].

On peut en bonne partie attribuer la priorité « féroce » donnée à l’évangélisation dans le MCE à leur conception du salut. Le salut est compris chez eux essentiellement en terme eschatologique, c’est-à-dire qu’il regarde uniquement le salut éternel. McGavran est convaincu que la chose la plus importante qu’une personne puisse faire dans sa vie est d’accepter le salut ; salut compris comme la réconciliation avec Dieu grâce à un acte de repentir et de foi en Jésus[12]. Le salut signifie la rédemption des âmes individuelles.

David Bosch estime qu’au nom d’une telle sotériologie, on a, au long des siècles, considéré comme des « services auxiliaires » et non comme missionnaires de plein droit le soin des malades, des pauvres, des orphelins et autres victimes de la société :

Leur but était de disposer favorablement les gens envers l'Évangile, de les « amadouer » et ainsi de préparer le chemin pour le travail du vrai missionnaire, celui qui proclamait la parole de Dieu concernant le salut éternel. Dans la plupart des cas, on garda une stricte distinction entre les activités « horizontales », « externes » (œuvres de charité, éducation, aide médicale), d'un côté, et, de l'autre, les éléments « verticaux » ou « spirituels » du programme missionnaire (prédication, sacrements, pratique religieuse). Seuls ces derniers avaient une influence sur l'appropriation du salut[13].

On est dans une conception affaiblie du salut qui conduit le croyant à se préoccuper d'activités de recrutement plutôt que d’engagements dans la société[14]. Heureusement, au XXe siècle cette vision rétrécie du salut a été contestée, permettant l’apparition de nouveaux modèles missionnaires.

9.1.2 De la conception eschatologique du salut à sa conception intégrale

Durant les dernières décennies, dans les différentes confessions chrétiennes, la critique a remis en question la sotériologie traditionnelle. La compréhension théologique a progressivement évolué pour embrasser une dimension sotériologique plus temporelle. Le salut a pu signifier la libération de la superstition religieuse, I'attention au bien-être de l'humanité et à son progrès moral. Les êtres humains ont alors été considérés comme des agents actifs et responsables du salut appelés à utiliser la science et la technologie pour réaliser des progrès matériels et entraîner des améliorations sociopolitiques dans le monde présent.

Une première réaction des Églises face à ces différents enrichissements - aussi bien dans les milieux catholiques que protestants - fut de continuer à définir le salut en termes traditionnels. Mais une seconde réaction fut de prendre au sérieux ces nouvelles perspectives théologiques. Le Christ n’était plus considéré seulement comme le sacrifice propitiatoire pour l’humanité mais aussi comme l'être humain idéal, un exemple à suivre, un maître de morale. Dans ce paradigme sotériologique émergeant, la faute et le salut ne séparent ou n'unissent pas seulement Dieu et les humains, mais les humains entre eux[15] :

La venue « verticale » de Dieu dans le monde se manifeste dans des relations « horizontales » transformées, heureuses : la relation de salut entre Dieu et l'homme se concrétise dans la conversion de la personne envers son frère et sa sœur. Le péché est - selon des catégories empruntées à Marx - I'aliénation des humains. Le salut n'est pas dépendant de la transformation des personnes, mais fait irruption quand des structures perverties et injustes sont abolies[16].

L’évolution de la conception du salut amena la Commission Mission et Évangélisation (CME) à Bangkok en 1973, à présenter le salut comme se manifestant dans la lutte : 1) pour la justice économique contre l'exploitation; 2) pour la dignité humaine contre l'oppression; 3) pour la solidarité contre la division; et 4) pour l'espérance contre le désespoir dans la vie personnelle (COE[17] 1973: 98). Dans les milieux catholiques, l’interprétation plus large du salut se manifesta particulièrement dans la théologie de la libération. Les chrétiens prient pour que le règne de Dieu arrive et que sa volonté soit faite sur la terre (Mat 6:10); il s’ensuit que de se soucier de l'humain, vouloir vaincre la famine, la maladie et la perte du sens, fait partie du salut que l’on espère et auquel les chrétiens ont à travailler. Ils ont à lutter contre la haine, I'injustice, I'oppression, la guerre et les autres formes de violence qui sont des manifestations du mal[18] :

Sans aucun doute, l’interprétation du salut qui a vu le jour dans la réflexion et la pratique missionnaire récente, a introduit des éléments sans lesquels la définition du salut serait dangereusement étroite et anémique. Dans un monde où les gens sont interdépendants et où chacun existe dans un réseau de relations interhumaines, il est absolument indéfendable de limiter le salut à l'individu et à sa relation personnelle avec Dieu[19].

La dichotomie entre évangélisation et activités sociales fut contestée au Conseil œcuménique des Églises (COE) de 1982, on y déclara :

Il n'y a pas d'évangélisation sans solidarité, pas de solidarité chrétienne qui n'implique que nous transmettions notre connaissance du Royaume, promesse de Dieu aux pauvres de ce monde. Le critère de crédibilité est double : une proclamation qui ne parle pas des promesses de la justice du Royaume adressée aux pauvres est une caricature de l'Évangile; mais si la participation des chrétiens aux luttes pour la justice ne renvoie pas aux promesses du Royaume, elle présente aussi une caricature de la justice telle que la comprend la foi chrétienne[20].

Grâce à ces progrès de la réflexion théologique, on peut mieux comprendre que le salut n’est pas hors de ce monde (salus ex mundo) mais aussi de ce monde (salus mundi)[21]. Il se produit dans le contexte humain d’une société qui chemine vers la réconciliation. Il est donc important que l’on assigne de plus en plus comme but à la mission le service d'un salut qui ne soit pas seulement eschatologique ou éternel mais « global », « intégral », « total » ou « universel », dépassant ainsi le dualisme inhérent aux modèles traditionnels ou même plus récents. En effet, la mission ne peut être ni séparée d’avec la lutte pour la justice, ni confondue avec elle[22]. En Yahvé, réside un engagement dans l'histoire qui prend la défense des faibles et des opprimés[23]. Aux yeux de Dieu « les derniers sont les premiers ». La foi et la vie sont inséparables; ainsi l’engagement missionnaire doit se faire à plusieurs niveaux : libération des situations sociales d'oppression et de marginalisation, libération des servitudes personnelles et libération du péché qui brise l'amitié avec Dieu et les autres êtres humains[24]. En Jésus, il n’y a ni alternative, ni priorité entre l’évangélisation et humanisation, entre la conversion intérieure et l'amélioration des conditions de vie, entre la dimension verticale de la foi et la dimension horizontale du service.

La mission de l’Église ne peut être aujourd’hui que plus largement comprise comme communication de l’amour gratuit de Dieu, et l’Église est appelé à en être le symbole vivant. Le salut est plus global que le simple salut des âmes. Les chrétiens sont appelés à contribuer à l'humanisation de la société et jouent aussi un rôle d'éveilleurs de consciences. Le salut qu’ils proposent devrait être non seulement eschatologique mais aussi actuel, son effet étant la réconciliation des êtres humains entre eux et avec Dieu, il invite à convertir les structures injustes du monde. Il est nécessaire de trouver une voie d’évangélisation qui soit au service de la personne humaine tout entière; il nous faut embrasser l'individu dans sa dimension intégrale aussi bien que la société, le présent aussi bien que l'avenir[25].

La problématique de la recherche de croissance numérique est singulièrement éclairée grâce à l’étude du lien entre la mission et le salut. Une mission découlant d’une conception étroite du salut ne peut qu’accentuer la recherche numérique : on rassemble les personnes dans un même lieu visible pour les « sauver » du monde en attendant la manifestation eschatologique du Seigneur. Mais si la compréhension du salut s’élargit, et que l’on considère celui-ci comme étant « global », « intégral », « total » ou « universel », on arrive à concevoir une mission chrétienne qui dépasse le dualisme entre évangélisation et œuvres sociales et qui évite ainsi de mettre l’accent sur la poursuite numérique. On se met au service de la personne humaine et de la société tout entière : l'âme et le corps, le présent et l'avenir, les systèmes et les structures.

Le caractère intégral du salut demande que le champ de la mission de l’Église soit plus global que ce n'a été traditionnellement le cas[26]. Le salut est aussi vaste et profond que les besoins de l'existence humaine. Être en mission, c'est proclamer, par l'action et par la parole, que le Christ est mort, ressuscité et agissant pour transformer et sauver les vies humaines dans le présent et l’avenir. De la tension entre le déjà là et le pas encore du règne de Dieu, surgit l’engagement dans le monde.


NOTES

[2] Cf. Décret sur l'activité missionnaire de l'Église, Ad Gentes, no. 2.

[3] Cf. Décret sur l'apostolat des laïcs, Apostolicam actuositatem, no. 6.

[4] Pie XI, Rerum Ecclesiae, # 5, 1926, sur le site Internet du Vatican, http://www.vatican.va/holy_father/pius_xi/encyclicals/documents/hf_p-xi_enc_28021926_rerum-ecclesiae_en.html.

[5] D. McGAVRAN , op. cit., p. 26.

[6] Cf. ibid., p. 24.

[7] Ibid., p. 38.

[8] Cf. G. M. MARSDEN, Fundamentalism and American Culture. The Shaping of Twentieth-Century Evangelicalism: 1870-1925, New York/Oxford, Oxford University Press, 1980, p. 12.

[9] Cf. ibid., pp. 89-90.

[10] D. J. BOSCH, op. cit., p. 543.

[11] Cf. ibid., p. 543.

[12] Voici, dans les milieux évangéliques, un exemple de prière que l’on demande de faire aux personnes désireuses de recevoir le salut: Dear Jesus, I admit that I am a sinner and need your forgiveness. I believe that you are God's Son who died on the cross for me and was raised to life again. I am willing to turn away from my sin and receive your forgiveness. I now invite you to come into my heart as my Savior and as my Lord and and I commit my life to you. Thank you for saving me and help me to grow as a Christian. In Jesus' name, Amen!

[13] D. J. BOSCH, op. cit., p. 532.

[14] Cf. ibid., p. 533

[15] Cf. ibid., p. 533.

[16] Ibid., p. 533.

[17] Conseil œcuménique des Églises

[18] Cf. D. J. BOSCH, op. cit., p. 535

[19] Ibid., p. 535.

[20] Conseil œcuménique des Églises (COE), Mission et Évangélisation (ME), 1982, § 34.

[21] Cf. A.-M. AAGAARD, « Missio Dei in katholischer Sicht », Evangelische Theologie, vol. 34/1974, pp. 429-431.

[22] Cf. D. J. BOSCH, op. cit., p. 539.

[23] Cf. ibid., p. 593.

[24] Cf. G. Brakemeier, « Justification, Grace, and Liberation Theology: A Comparison », The Ecumenical Review, vol. 40/1988, p. 216.

[25] Cf. D. J. BOSCH, op. cit.,p. 538.

[26] Ibid., p. 539.