14.1.1 Déluge d’information et pluralisme


Au Québec comme dans la plupart des pays industrialisés, nous sommes en présence d’un bouleversement médiatique qui s’intensifie avec la révolution Internet. Cette technologie change de manière radicale non seulement le rapport au savoir, mais aussi la conception même de communauté. Chaque personne créée, choisit sa communauté sociale par les personnes avec qui elle est en relation. À cause de ce choix qu’il permet, Internet constitue un des éléments qui actuellement transforme le plus l'environnement culturel et communautaire dans lequel évoluent les Québécois et les Québécoises.

Le volume d’information et la capacité de communication produits par ce nouveau média sont tels qu'ils ne sont limités que par la capacité d'absorption des utilisateurs. Mais la conséquence est un isolement encore plus grand des individus au niveau local. Déjà la télévision avait diminué les échanges entre les personnes d’un même lieu : famille, voisinage, quartier. Et la prolifération des grands centres commerciaux, même dans les petites villes, a réduit les échanges dans les quartiers. Le paysage des communications entre les personnes est bouleversé et l’existence des églises, dans certains endroits qui ne sont plus des lieux de rencontre naturels, devient soit une aberration soit une planche de salut. Aberration si l’on souhaite que l’Église soit présente et visible là où les gens se réunissent naturellement[2], planche de salut si l’Église se donne pour objectif d’être une oasis communautaire et relationnelle dans un désert.

Il faut tenir compte de cette évolution dans les habitudes communicationnelles et relationnelles des Québécois et des Québécoises dans le modèle de croissance intégrale. En effet, dans celui-ci, la diffusion de l’information est essentielle. Créer un site Internet pour diffuser les informations servirait les membres de l’Église pour qu’ils puissent prendre des initiatives; il servirait aussi à faire connaître les services offerts par l’Église. Des discussions « en ligne »[3]peuvent être imaginées pour que les membres communiquent entre eux. Il n’y alors plus de distance physique entre les membres. Mais à cause de la pauvreté humaine des communications virtuelles, l’Église dans un lieu physique et particulièrement les groupes de maison, a encore l’avantage d’offrir de vraies relations humaines, des relations ou l’autre est là en chair et en os. La communication y a une dimension plus intégrale que la communication virtuelle même si l’on utilise une Webcam[4] et d’un système retransmettant la voix.

Le contexte québécois en est un d’indécision et de choix en matière de croyance. La multiplicité des options offre une multitude de « chemins de saluts » dans un hypermarché d’opinions et d’idées. Les personnes peuvent et veulent choisir pour elles-mêmes leurs normes de conduite et leurs croyances. Mais cette surabondance d'informations religieuses et de possibilités peut avoir un effet de désarroi[5] et provoquer une nostalgie de l’homogénéité religieuse et morale du passé. Les affiliations religieuses traditionnelles demeurent relativement stables[6] et beaucoup se disent catholiques même s’ils n’assistent pas ou presque pas aux offices religieux.

Dans une telle situation, le modèle de croissance intégrale trouve sa place, car les cours qu’il propose à ceux et celles qui veulent commencer ou recommencer un cheminement de foi, restent basés sur l’enseignement traditionnel[7] de l’Église. Le contexte invite ceux et celles qui donnent ces cours à mettre les participants en contact avec les éléments de l'initiation chrétienne qui étaient, il y a encore peu de temps, réservés à la période de l'enfance, tout au moins dans les Églises catholiques. Les cours auront avantage à s'appuyer sur certains acquis de l'enfance de manière à les fonder plus solidement et à les conduire à leur maturité. Leur contenu devra idéalement s’adapter aux adultes auxquels on s'adresse, tantôt comme initiation évangélisatrice, tantôt comme formation ou comme approfondissement d’une formation initiale déjà reçue.

Le modèle aura à tenir compte des personnes de « type » indifférent, hésitant ou qui retardent à s'engager sur le plan de la foi. Si elles sont ouvertes à certaines propositions religieuses, elles se montrent sélectives et refusent les systèmes absolus. Elles sont réticentes face à un militantisme religieux trop fervent et se montrent réservées par rapport à l’embrigadement institutionnel[8]. Elles préfèrent l'appartenance partielle, ce qui a des conséquences sur l’application du modèle de croissance intégrale. Il s’agira d’être plus patient face à certaines personnes et de discerner celles à qui l’on ne doit pas demander trop d’engagement.

On aménagera un processus de cheminement permettant un engagement progressif sur le plan de la foi et de l'engagement ecclésial. L'Église doit être en mesure d'accueillir des personnes plus réticentes et leur offrir des cheminements qui diffèrent de ceux destinés aux gens qui veulent s'engager plus intensément dans la formation en vue de l’implication dans la communauté. Les premiers cours, pour elles, peuvent prendre la forme d’espaces d'accueil et de rencontre[9] aussi bien sur le plan de la célébration, de l'interrogation et de la réflexion éthique que sur le plan du sens de l'existence et de l'engagement à la suite du Christ.

Aujourd’hui, au Québec, ce sont les informations médiatisées et non les savoirs communiqués par l’Église (ou les Églises) qui forment la base des connaissances religieuses des individus. On a affaire à un mode d'accès individuel à la connaissance[10] qui ne garantit pas une entrée et une compréhension ordonnée des éléments de la tradition chrétienne. Les individus seront mis en présence d'une diversité de sources d'information et à une grande variété de contenus[11].

Les cours du modèle de croissance intégrale pourront, avant d’annoncer le Kérygme et de continuer sur un parcours catéchétique, partir de ce qui a intéressé et interpellé les personnes présentes, que ce soit une lecture sur les templiers ou l'apocalypse, des informations recueillies sur Internet ou à l'occasion d'une exposition, d’une prédication d’un preacher américain à la télévision, d’un reportage télévisé sur Mère Térésa ou une autre figure ecclésiale connue, d'un film sur Jésus, etc.. En repérant le biais par lequel les participants se sont sentis interpellés par la tradition chrétienne, les personnes qui donnent les cours pourront mieux discerner quels sont les acquis et les points à approfondir dans le futur.

Par ailleurs, de nombreux Québécois et Québécoises assistent encore de manière ponctuelle à des célébrations liturgiques au moment d'un passage important de leur vie : baptême, funérailles, mariage, etc., et à des célébrations en lien avec les fêtes de Noël et de Pâques. Nous recommandons donc que les animateurs et animatrices des cours repèrent les interrogations des participants face aux bribes d’enseignement reçues et leur offrent un axe référentiel capable de fédérer les informations éclatées et de les organiser autour de l'essentiel du message chrétien.

Dans une société où, par l’influence des médias, on se sert des émotions et des images pour transmettre un contenu conceptuel, où l’on privilégie une approche de la réalité basée sur l'instantané et les flashes, où l’on valorise la dimension spectaculaire et sensationnelle d'un événement et où l’on élabore un savoir en lien avec l’intérêt du moment, le modèle de croissance intégrale devra tenir compte de ces éléments contextuels qui habituent les personnes du milieu à cette forme de communication. En l’absence de certaines techniques similaires de communication, le message chrétien sera peut-être moins efficacement transmis. Des efforts seront donc nécessaires à ce niveau pour offrir des enseignements qui se servent des médias modernes, qui soient reliés aux besoins et aux intérêts des personnes, tout en offrant, comme il a été dit plus haut, un axe référentiel permettant d’ordonner les informations. Cet axe sera élaboré par l’Église elle-même afin de donner corps et logique à la présentation du message chrétien.

Le Québec est aujourd'hui pluriculturel. Différents systèmes culturels, différentes croyances et différents comportements s'y côtoient et les personnes sont de plus en plus mobiles. Il y a de nombreux groupes religieux dont certains sont réellement en compétition les uns avec les autres. À cause des mélanges d’informations et de croyances, l'identité du croyant se retrouve souvent plus ou moins éclatée. Mais ce pluralisme peut être considéré comme une chance car il rend possible la libre confession religieuse, invite à un cheminement personnel et fait grandir, chez un nombre croissant de personnes, le désir d’avoir un cadre cohérent qui donne plus d’unité à l’information déjà acquise. Les cours donnés dans le modèle de croissance intégrale répondent ainsi à ces besoins actuels.

Le pluralisme permet à l'Église de retrouver en partie sa fonction de guide et de référence dans un monde où tout est confus. Bien qu’elle ne puisse prétendre avoir le monopole de la vérité, elle peut faire figure, par son expérience (2000 ans d’existence) de point de repère dans un monde de consommation ou tout est « jetable » et éphémère. Mais le pluralisme ambiant au Québec oblige le modèle de croissance intégrale à ne pas s’enfermer sur lui-même, sur des codes qu’il pourrait acquérir avec le temps, sur ses « solutions », sur ses discours, pour être en constant dialogue avec le monde qui l’entoure et rester en relation avec un monde qui change. Il est nécessaire de rencontrer l'autre sur son propre terrain[12] et de savoir fréquemment réviser le processus pastoral et missionnaire qui incorpore à la communauté chrétienne.



NOTES

[2] Si l'on souhaite voir l'Église là où sont les gens, doit-on aussi imaginer une Église locale virtuelle (localisée sur Internet). Il existe déjà des banques virtuelles qui n’ont aucun lieu physique.

[3] Grâce au system de « Chat »Internet permet de parler d’un ordinateur à un autre en temps réel et de mettre ainsi les personnes en relation les unes avec les autres.

[4] Le Webcam est une petite caméra qui sert aux internautes pour voir sur leur écran en temps réel leur partenaire de chat.

[5] Cf. Assemblée des évêques du Québec, op. cit., p. 18.

[6] Ibid., p. 19.

[7] On entend par traditionnel l’enseignement de la foi qui reste le même à travers l’histoire et dont l’Église se veut la dépositaire depuis deux mille an. Le terme ne réfère pas au courant traditionaliste qui s’oppose parfois au courant progressiste.

[8] Cf. Assemblée des évêques du Québec, op. cit., p. 20.

[9] Cf. ibid., pp. 20-21.

[10] Ibid., p. 22.

[11] Ibid., p. 22.

[12] Ibid., p. 32.