14.2.1 Les Églises paroissiales catholiques et le modèle de croissance intégrale

Pour bien comprendre l’organisation actuelle des Églises paroissiales catholiques, il faut remonter au temps des premières communautés chrétiennes. Avant l'édit de tolérance de l'empereur Constantin, en 313, et par la reconnaissance du christianisme comme religion d'État par l'empereur Théodose en 380, les communautés chrétiennes étaient essentiellement urbaines (dites épiscopales ou cathédrales). Il y avait une seule communauté par ville. Elle se rassemblait pour la fraction du pain eucharistique sous la seule présidence de l'évêque. Puis, de par l'augmentation rapide du nombre des chrétiens, on choisit de confier la direction des communautés nouvelles à des presbytres. Ceux-ci, qui auparavant entouraient l'évêque et concélébraient avec lui, désormais le secondent et sont sous son autorité[30].

C’est au Moyen Âge que ces communautés seront appelées paroissiales. Au XVle siècle, le Concile de Trente encourage la création des paroisses aboutissant au quadrillage paroissial des diocèses[31]. Cette brève évocation historique rappelle la possibilité de changement dans l'institution ecclésiale paroissiale et que celle-ci est au service de la mission. Le quadrillage a été fait afin de rencontrer au mieux les besoins des fidèles[32]. L’Église paroissiale n'est pas une réalité essentielle comme l'Église diocésaine qui est l’actualisation de l’Église de Jérusalem dans un lieu.

En disant cela, je ne souhaite pas relativiser l’importance de l’Église paroissiale puisque le modèle de croissance intégrale est précisément un modèle paroissial, mais la situer dans la fonction qui est la sienne : accomplir la mission de l'Église diocésaine. Sa physionomie a été façonnée par l'histoire et devrait être déterminée par les exigences de la mission : La paroisse est au service de la mission, non le contraire[33]. Ce n’est pas pour rien que l’Église paroissiale fait actuellement I'objet de questionnements sur sa raison d'être, son fonctionnement et son adaptation aux besoins de la mission[34].

Dans l’Église catholique, le pasteur, appelé généralement curé, est nommé par l’Évêque du lieu qui lui confie ce que l’on appelle la charge pastorale de la paroisse. Une autre expression pour désigner la charge pastorale est la charge d'âmes, terme qui revient dans le dernier Code de droit canonique (1983) à dix reprises. Il est le pasteur propre de la communauté, ce qui signifie qu’il jouit d’une relative autonomie dans l’exercice de sa fonction. Il en a la responsabilité, tout en étant sous l’autorité de l’évêque diocésain[35].

La finalité de la charge pastorale de la paroisse (canon 519) est d'accomplir les fonctions d'enseignement, de sanctification et de gouvernement. Mais rien n’empêche de déléguer une partie de ces fonctions qui, en vertu du baptême, incombent à tout chrétien. On retrouve ici les catégories dont nous avons parlées dans la troisième partie (Ch 11.4) qui découlent des figures de Jésus pasteur, prophète et roi. Mais le canon 519 laisse insatisfait par la généralité du propos : Le contenu de ces trois fonctions ne se révèle pas aussi clair qu'il n'y paraît de prime abord[36].

La réflexion de notre travail pourra aider les responsables de paroisses à mieux saisir le contenu des fonctions de l’Église selon un milieu particulier et à les réaliser avec l’ensemble de la communauté chrétienne.

Un élément important pour la mise en place du modèle de croissance intégrale est la durée du mandat pastoral du curé. Dans la législation catholique, le curé est appelé à jouir de stabilité et c'est pourquoi il est censé être nommé pour un temps indéterminé à moins d'un décret de la conférence des Évêques (canon 522). Les raisons de la stabilité du curé sont principalement le bon exercice de la charge pastorale qui demande une certaine permanence et la stabilité de la paroisse qui est reliée à la stabilité du curé. Mais en 1985, la Conférence des évêques du Canada a porté un décret fixant le terme à six ans renouvelables[37]. Dans le contexte du modèle de croissance intégrale, un et peut-être même deux mandats seraient trop courts, à moins que le curé remplaçant embrasse pleinement la vision du modèle et s’engage à poursuivre le travail commencé par son prédécesseur.

Si aucune garantie de continuité ne leur est donnée, certains curés pourraient êtres tentés de moins s’investir dans un projet de croissance intégrale auquel ils croient, mais que leurs successeurs pourraient réduire à néant s’ils ne partagent pas les mêmes optiques missionnaires et communautaires. On pourrait ainsi rencontrer une démotivation, voire une démobilisation progressive à la fois du curé à l'approche de son échéance et de la communauté tout entière peu encline à s’impliquer dans un projet auquel on ne donne pas de garantie d’avenir. Les autorités diocésaines auraient avantage à s’engager face à la communauté pour leur garantir qu’ils ne changeront pas le curé sauf pour un cas majeur.

Un autre élément qui risque de freiner ou même d’empêcher la mise en place du modèle de croissance intégrale, est lorsque plusieurs paroisses sont confiées à la charge pastorale d'un seul curé (canon 526 §1). Le modèle propose une seule vision par communauté chrétienne et un travail en équipe pour l’accomplir. Demander au curé de réaliser deux ou trois visions en même temps n’est pas réaliste d’autant plus que la qualité des services, qui est un des éléments clés du modèle, en souffrirait à cause de la surcharge du pasteur. S’il y a trop d’Églises paroissiales à gérer dans un même lieu, mieux vaut les confier à une équipe de prêtres in solidum (canon 517 §1) et à des collaborateurs laïcs afin qu’il n’y ait qu’une vision pour l’ensemble du secteur. Dans ce sens il serait mieux que les secteurs du diocèse soient définis de la manière la plus homogène possible, en fonction du milieu socioculturel et de ses besoins spécifiques.

Par ailleurs, dans les Églises paroissiales catholiques, l’implication des membres de la communauté chrétienne dans l’accomplissement de la mission n’est pas encore, la plupart du temps, une réalité. Pourtant le Concile Vatican II et le nouveau code de droit canonique (canon 204 §1) expliquent que tous les chrétiens participent à la triple fonction du Christ et de l'Église et qu’ils sont appelés à exercer la mission que Dieu a confiée à l'Église. La mission, dans la théologie catholique, est une réalité inhérente à l'incorporation baptismale et ecclésiale : En vertu du baptême, bien plus dès leur baptême, les fidèles du Christ ont part et prennent part à toute la mission de l'Église. Le baptême fonde la participation de tous à la mission, la coresponsabilité de tous dans la vie et le témoignage de l'Église : La mission n'est donc pas une réalité subséquente, ultérieure[38].

Comment se fait-il alors que si peu de membres, hormis les membres ordonnés, soient impliqués dans la mission ? Il s’agit, pour une bonne part, d’une question d’organisation de la vie ecclésiale paroissiale. Les Églises protestantes en croissance, observées dans cette thèse, montrent la réalité des groupes de maison comme un élément essentiel de la structure des communautés chrétiennes. Les deux Églises catholiques présentées ont, elles aussi, adopté ce mode de fonctionnement et l’on constate que les membres de la communauté sont impliqués dans la mission. C’est aussi l’attitude des responsables qui fera la différence. Sont-ils prêt à déléguer leurs responsabilités, à organiser leur communauté sous forme de groupes de maison et à former les personnes qui peuvent aider dans l’accomplissement de la mission ?

Or, la mission, le mandat et le projet supposent une juste liberté d'initiative et une sage ouverture des options. Dès lors, la question est de savoir si nos initiatives seront vécues dans une atmosphère de clandestinité, et si nos options seront abordées dans un sentiment de perpétuelle délinquance. Corrélativement, la question est donc aussi de savoir si les divers échelons du gouvernement de la communauté chrétienne se réserveront une liberté d'autant plus exclusive qu'ils disposent d'un pouvoir plus universel, ou si la liberté sera, au contraire, d'autant plus large qu'elle conditionne de plus près la responsabilité concrète de l'action chrétienne et pastorale. Il est tout à fait malsain, et, en définitive, contraire au style même de l'action évangélique de Jésus, —pour ne rien dire des conditions normales de l'action humaine tout court,—de disposer les choses de telle sorte que la liberté chrétienne tende sans cesse à remonter vers le sommet de la pyramide du pouvoir. Un tel état de choses est la voie ouverte à l'envahissement universel de la réglementation et de la passivité, nonobstant toutes les déclarations et toutes les exhortations en sens contraire. C'est aussi la voie ouverte à la périlleuse primauté de l'administration sur le véritable gouvernement[39].

Dans les Églises paroissiales catholiques actuelles, ce n’est pas seulement le manque d’engagement dans la mission qui pose problème, mais aussi la difficulté que les chrétiens éprouvent à fraterniser. Non pas qu’ils le refusent, mais la structure présente ne favorise pas les échanges entre les membres. Il ne suffit pas de se serrer la main une fois par semaine lors de la célébration dominicale pour créer des liens. Il serait aussi naïf de croire, dans le contexte individualiste qui est le nôtre, que les chrétiens vont spontanément aller les uns vers les autres et entourer le curé pour lui rendre service.

Les structures actuelles ont été reçues passivement du passé et les relations fraternelles, sauf exceptions, ne peuvent être assurées. D’après Jean-Paul Audet, l’Église catholique serait, depuis longtemps, tombée dans l'anonymat du phénomène de foule. Il faut, dit-il, à tout prix, et au plus tôt,faute de quoi la désaffection, la stérilité et la dispersion continuerontau-delà de tous les essais de réformes et de toutes les tentatives de rassemblement[40]. La structure de groupes de maison qui fait partie du modèle de croissance intégrale permet de résoudre le problème surtout si la participation n’est pas présentée comme facultative mais qu’elle est considérée comme un élément essentiel de la vie chrétienne. résoudre ce problème,

Si nous voulons surmonter notre longue dispersion, la grande urgence de l'heure nous paraît donc être, finalement, de recréer, et de permettre d'abord que soient recréés, dans la liberté de l'Esprit de notre Dieu et Père, les aménagements concrets, où une authentique communauté de base pourra encore une fois redonner sa chance à la fraternité chrétienne, sans que, toutefois, le bénéfice de structures plus amples soit perdu pour autant. Ce qui importe, c'est tout simplement que chaque chose soit à sa vraie place. Si, ensuite, il fallait pour cela envisager une refonte profonde de notre service pastoral de base, nous exprimerions alors le souhait que cette refonte soit entreprise sans retard et sans crainte. Pour reprendre la pensée d'Athanase, nous dirions donc simplement : ce n'est pas le souci de « nos vertus » qui est prioritaire, c'est le besoin dûment constaté de l'Église de Dieu[41].

Un autre élément dont on doit tenir compte pour la mise en place du modèle dans le contexte des Églises paroissiales catholiques est la pénurie de prêtres dans les pays occidentaux. Comme les prêtres sont de moins en moins nombreux, on leur confie de plus en plus de charges pastorales et ils se retrouvent souvent seuls pour tout organiser. Ils ont donc moins de temps pour les personnes et doivent consacrer plus d’heures pour les formalités administratives. Ce genre de travail n’étant pas très attirant pour les jeunes, le nombre de vocations presbytérales en souffre. Ne devrait-on pas envisager des églises moins nombreuses mais plus grandes, permettant une meilleure implication des membres non-ordonnés ? Le curé n’aurait alors qu’une charge paroissiale et disposerait de plus de personnes pour l’aider dans les affaires administratives.

Le modèle de croissance intégrale fonctionnerait mieux dans un tel contexte. Une communauté plus nombreuse permet de mettre à contribution les compétences grandissantes des membres non-ordonnés et libère les curés des fardeaux matériels. Avoir moins d’églises paroissiales réduit les coûts d’entretien matériel, permet d’embaucher plus de laïcs et n’empêche pas pour autant l’accessibilité puisque que la mobilité des personnes est aujourd’hui assurée par les moyens de transport modernes et efficaces. Grâce aux groupes de maison préconisés par le modèle de croissance intégrale, une église plus grande échappe aux problèmes d’anonymat des membres; elle est à la fois grande, permettant de meilleurs services, et petite, garantissant la fraternité. L’équilibre est ainsi rétabli entre l’universel et le singulier[42].

Un autre point à considérer est la lettre de nomination d’un curé de paroisse (Annexe 1). Celle-ci ressemble à un mandat missionnaire. Sa formulation actuelle laisse entendre que c’est seulement le curé qui a la responsabilité des gens de la paroisse. Alors que c’est toute la communauté qui devrait se sentir responsable pour accomplir la mission de l’Église. Il serait bon et juste théologiquement de rédiger une lettre qui confie la responsabilité missionnaire à l’ensemble des membres de l’Église tout en précisant le rôle des uns et des autres afin d’éviter les conflits de pouvoir. Confier des responsabilités aux autres membres de l’Église est un processus qui demande discernement et équilibre. Il est important de bien définir les rôles et de ne pas travailler les uns contre les autres, mais les uns avec les autres dans l’accomplissement de la mission.

Le dernier point qu’il semble pertinent de soulever dans le contexte catholique est celui de la formation des prêtres. Dans celle-ci, le temps consacré à apprendre comment faire des homélies est insignifiant par rapport au nombre d’heures allouées à l’étude de la théologie. Le ministère de la Parole est pourtant central dans la vie d’une communauté chrétienne. Et si l’on confie à d’autres membres de la communauté la possibilité de donner des homélies quelle formation envisage-t-on de leur offrir ? Le modèle de croissance intégrale ne peut qu’inviter toutes les personnes appelées à exercer un tel ministère à se former sérieusement afin d’offrir une prédication de qualité.



NOTES

[30] Cf. A. Borras, Les communautés paroissiales : Droit canonique et perspectives pastorales, Paris, Les éditions du cerf, 1996, p. 15.

[31] En 1917, le Code de droit canonique transformera la recommandation du Concile en injonction.

Dorénavant, le territoire de tout diocèse est subdivisé en paroisses.

[32] A. Borras, op. cit., p. 16.

[33] Ibid., p. 18.

[34] Cf. ibid., p. 18.

[35] Il peut arriver, comme au Québec, de par la diminution des vocations presbytérales, la responsabilité d’une paroisse soit confiée à une personne non-ordonnée ou à toute une équipe.

[36] A. Borras, op. cit., p. 102.

[37] Cf. ibid., pp. 119-120.

[38] Ibid., p. 39.

[39] J.-P. AUDET, op. cit., pp. 42-43.

[40] Ibid., pp. 154-155.

[41] Ibid., p. 81.

[42] Ibid., p. 32.