14.1.2 Culture du sujet, culture démocratique et culture de l’expérience

La revalorisation du sujet constitue un trait caractéristique de notre culture. (…) L'émergence du sujet est une des caractéristiques principales de la modernité[13]. La revalorisation du sujet, comme phénomène culturel, a des conséquences sur le plan de la communication de la foi. Il faut considérer les fidèles comme de véritables acteurs. Ils ne sont pas simplement des récepteurs enregistrant un message écouté. Dans le modèle de croissance intégrale, il est recommandé que les personnes en cheminement ne soient pas assujetties à un enseignement à caractère trop dogmatique qu’ils seraient tenus d’accepter sans participer. Mieux vaut les aider à interpréter leur existence à la lumière de la Révélation, comme cela se fait entre autres dans les CEBs, à travers une approche libre et dialogale. Les acteurs seront encouragés à prendre la parole pour se situer face à la tradition chrétienne ou, du moins, face à ce qu’elle est pour eux à ce moment-là.

Les Québécois et les Québécoises désirent de plus en plus êtres autonomes, consultés, entendus et réclament le droit de participer et de décider. Et c’est dans cette ligne qu’est construit le modèle de croissance intégrale qui souhaite ouvrir les portes de l’Église à la participation de l’ensemble des membres de la communauté.

C’est aussi l'esprit démocratique, jusque dans l’Église, qui marque profondément la culture du Québec : La vie démocratique favorise l'initiative de l'individu et tend à l'affranchir des logiques dominatrices des institutions, des appareils et des systèmes[14].

Cette approche peut avoir un côté très évangélique, pour éviter aux modèles d’Église en place, quels qu’ils soient, d’imposer une façon de faire sans la consultation et le consentement de la communauté. S’il y a certains éléments dans l’Église qui ne peuvent être gérés par une approche démocratique, il n’en reste pas moins que de nombreuses actions missionnaires et pastorales peuvent être décidées en commun.

L’esprit démocratique invite aussi les membres de la communauté chrétienne à plonger dans les débats et les discussions publiques de leur milieu. Le sujet de Dieu se retrouve souvent sur la place publique et les chrétiens sont invités à le présenter comme un élément vital qui rejoint les questions que les gens portent effectivement dans leur vie quotidienne[15].

Il faut poser explicitement la question de Dieu et de son salut à partir des différents terrains séculiers, des réalités économiques et sociales, car la foi ne se vit pas dans un domaine séparé de la vie et ne s'enferme pas dans l'enceinte des temples. Elle doit être publique et reliée aux différents aspects de l'existence[16].

Le monde contemporain est dans une période de quête spirituelle. Du matérialisme moderne surgit de nouvelles voies spirituelles, éthiques, et des ressaisies diversement modulées des richesses (des) patrimoines historiques culturels et religieux[17] :

Depuis le début des années 1980—qui l'eût cru?—l'intérêt spirituel n'a fait que croître chez un bon nombre de gens d'ici Cette effervescence étonne après le rejet de l'héritage religieux de la chrétienté et après une période de sécularisation qui avait rapatrié les objectifs ultimes de vie dans le bonheur ici-bas, les biens matériels d'une certaine prospérité, la libéralisation des mœurs, les promesses de progrès sans limite véhiculées par des idéologies séculières: libéralisme économique, socialisme, néo-nationalisme laïque[18].

Deux attitudes peuvent toutefois être identifiées, la méfiance justifiée d’un retour à une religion austère et culpabilisante à caractère janséniste ou marquée de fondamentalisme et, paradoxalement, à l’opposé l’engouement aveugle pour des mouvements à caractère sectaire qui prétendent avoir la solution à tous les problèmes. L'Église sera plus crédible si elle entre en dialogue avec cette recherche de Dieu et ne propose pas des modèles dépassés. Il s’agit pour elle de vivre et de s’adapter au milieu dans lequel elle est greffée. C’est bien le but du modèle de croissance intégrale d’arriver à annoncer l'Évangile en paroles et en actes selon les besoins et les modes de communication propres du milieu. Se revivrait alors à la fois le miracle de la Pentecôte qui permit à toutes les nations d’entendre l'Évangile dans leur propre langue et celui de la première communauté chrétienne où les membres recevait selon les besoins de chacun (Ac 2:47).

Les convictions intimes des personnes d’aujourd’hui s'enracinent dans l'expérience. Quelque chose est vrai dans la mesure où l’on en fait l'expérience personnelle. C’est un des aspects du mouvement charismatique qui fait de l’expérience de l’Esprit, et de la relation personnelle avec Jésus-Christ, la base de la vie chrétienne. Dans un tel contexte, l’aspect doctrinal de la religion n’est pas significatif, il peut même répugner, étant considéré par beaucoup comme une barrière confessionnelle, un signe d’intolérance et de division : L'expérience spirituelle est souvent posée comme une nouvelle liberté intérieure, une libération d'une religion de formules, de rites, de dogmes, de prescriptions, de pratiques extérieures. Il y a là une première réappropriation personnelle[19].

La notion d’expérience se retrouve dans l’ensemble des étapes de la vie avec ses temps forts, ses événements importants, ses tournants, ses passages, ses épreuves, ses dépassements. Elle est un « spirituel incarné », dans ses diverses dimensions de la vie[20].

Le modèle de croissance intégrale aura avantage à tenir compte de cet aspect contextuel dans lequel l'expérience a plus de poids et plus d'autorité que ce qui se propose de manière théorique[21].

L’enseignement traditionnel ne représente plus un ensemble de réponses intemporelles et il sera sévèrement critiqué avant d'être éventuellement assumé par l’individu. Mais il a quand même l’avantage d’être passé par l’épreuve du temps et c’est ce qui fait sa force et son attrait dans notre monde rempli de différentes vérités et croyances qui changent avec les modes et les saisons. Présenté de manière à mettre les personnes en dialogue avec les témoins du passé et du présent, ceux qui ont pu vivre et qui vivent des situations similaires à celles des personnes en cheminement, l’enseignement dans les groupes de maison permettra de ne pas fournir une simple série de dogmes ou de réponses préfabriquées, mais d’ouvrir à d'autres expériences de foi qui peuvent servir d’exemple.

La tradition exprime ce qu'ont confessé des croyants aux prises avec des situations existentielles parfois dramatiques et quelquefois limites qui ressemblent à nos quêtes contemporaines, nos recherches et nos questionnements[22].

Ainsi proposée, ainsi comprise, la tradition permet au sujet de se décentrer de lui-même et d'entrer dans un dialogue fécond avec d'autres points de vue[23] qui éclairent sa propre expérience sur laquelle il veut bâtir ses propres convictions.



NOTES

[13] Ibid., p. 33.

[14] Ibid., p. 42.

[15] Ibid., p. 50.

[16] Ibid., p. 50.

[17] J. Grand’Maison, L. Baroni et J.-M. Gauthier (ss la direction de), Le défi des générations : Enjeux sociaux et religieux du Québec d’aujourd’hui, Coll. Cahiers d’études pastorales, #15, Montréal, Éditions Fides, 1995, p. 45.

[18] Ibid., p. 47.

[19] Ibid., p. 58.

[20] Cf. ibid., p. 58.

[21] Assemblée des évêques du Québec, op. cit., p. 34.

[22] Ibid., p. 35.

[23] Ibid., p. 35.