7.1.1 L’efficacité comme critère d’action ecclésiale

Lorsque l’on parle de recherche d’efficacité dans les Églises en croissance observées en première partie, on est très proche d’une forme de pragmatisme. C’est un reproche qui est fait au Mouvement de la croissance des Églises : The bone of contention is however, not the emphasis on pratical approaches as such but, rather, the issue of pragmatism[1]. Qu’est-ce que le pragmatisme ? C’est un mouvement philosophique dont on se fait souvent une idée fausse. Né en Amérique du Nord à la fin du XIXe siècle, il est une philosophie d’hommes d’action pour laquelle tout ce qui est vrai est utile et tout ce qui est utile est vrai[2]. Pour Charles S. Pierce (1839-1914), qui en énonça le principe, avec James et Dewey, ce mouvement fait des méthodes de mise à l’épreuve et de vérification[3] le modèle même de la tâche politique[4].

En fait, le pragmatisme est plus l’expression d’une méthode que d’un corps de doctrines. Il se veut la philosophie de la science : l’esprit expérimentaliste est l’esprit du pragmatisme. L’idée est une hypothèse, un plan d’action et sa mise en œuvre est en même temps sa mise à l’épreuve. Expérimenter et appliquer une idée, c’est tout un. On s’appuie non pas sur le doute cartésien comme les Européens, mais sur le doute réel du savant et sur la mise à l’épreuve objective, publique, des idées-hypothèses[5].

Si le pragmatiste pose problème en Église, la praxéologie est une méthode employée sans réserve. L’un et l’autre sont des méthodes pour atteindre à une fin. La praxéologie est aussi une méthode du monde des entreprises ; la science de la gestion s’est en effet penchée sur la prise de décision en vue de l’action et la praxéologie est précisément une science portant sur les différentes manières d’agir afin d’arriver à une fin.

L’action est définie généralement comme la recherche et l’agencement de moyens en vue de réaliser une fin. Pour atteindre une même fin, plusieurs systèmes peuvent être envisagés ; certains systèmes y conduiront plus vite, plus sûrement et dans ce sens seront plus efficaces : découvrir ces systèmes est le but de la praxéologie. L’action, objet de la praxéologie, offre deux caractéristiques : elle est consciente et elle est efficace. Consciente, car elle procède de la conscience (l’acte réflexe n’étant pas une action proprement dite) et efficace, car l’action commence par la projection d’un acte qui est l’expression d’une espérance comprenant en elle-même une action exécutée[6]. On est dans le domaine du concret, de l’observable et du mesurable. L’efficacité devient critère d’action, c’est ce que l’on peut induire des travaux sur la praxéologie.

D’après l’Encyclopédie Universalis, la racine la plus lointaine de la praxéologie serait la philosophie moraliste mais plus proche est la déontologie de Jeremy Bentham. Celui-ci cherchait la connaissance de ce qui est juste ou convenable, en se basant sur le principe de l’utilité[7].

L’objet immédiat de la praxéologie est le recueil des impératifs pratiques qu’il importe de conseiller à tout agent qui veut son action efficace[8]. C’est ainsi que les fondateurs de la gestion moderne[9] ont décomposé le processus de travail avec le souci d’en trouver les formes les meilleures[10]. Leurs méthodes d’analyse scientifique de l’action humaine sont désignées parfois du terme exact de praxéologie. C’est bien dans ce même esprit que sont élaborés la plupart des livres sur la croissance des Églises. Il suffit d’en regarder les plans pour découvrir une série d’impératifs pratiques visant à favoriser l’efficacité des dirigeants.

La notion d’efficacité n’est pas étrangère au langage ecclésial, au contraire, le paragraphe qui suit présente une série de références au concile Vatican II montrant l’importance accordée à cette notion :

(…) Les chrétiens ne peuvent pas former de souhait plus vif que celui de rendre service aux hommes de leur temps, avec une générosité toujours plus grande et plus efficace (GS # 93).

Le Concile Vatican II rappelle que le Christ est efficace dans sa médiation (Cf. GS # 93) et dans la liturgie (Cf. SL # 7 et # 10). C’est lui qui assure l’efficacité du travail pastoral (Cf. SL # 86) et les membres de l’Église sont invités à participer à cette efficacité. Ils doivent s'employer efficacement et sans arrêt à rassembler toute l'humanité et la totalité de ses biens sous le Christ Chef, en l'unité de son Esprit (GS # 93). Parmi les moyens à prendre sont l’adaptation des œuvres pastorales aux nécessités du temps (Cf. CPE # 17), la bonne organisation des diocèses (Cf. CPE # 22 et # 25), la coordination, la coopération et l’implication des laïcs dans l’évangélisation (Cf. LG # 35 et CPE # 30). Il y a aussi l’adaptation de l’Église locale à la culture (Cf. EO # 6), le discernement des traits particuliers du monde d’aujourd’hui (Cf. VR # 2) et la formation : L'apostolat ne peut atteindre une pleine efficacité que grâce à une formation à la fois différenciée et complète (AL # 28). Ici aussi nous voyons les similitudes de ces impératifs pratiques avec la science de la gestion.

Le Concile rappelle aussi l'efficacité prépondérante des moyens surnaturels (Cf. MVP # 21) : la charité, la prière et la pénitence (Cf. AM # 26), de la profession des conseils évangéliques (Cf. LM # 44), des rapports familiers entre laïcs et pasteurs (LG # 37) et de la coopération avec la communauté politique (Cf. GS # 76). On devrait même chercher à être efficace dans la prière (Cf. DŒ # 8) et dans l’exercice de ses charismes (Cf. AL # 30).

À la suite de tout ce qui a été dit, peut-on justifier la recherche d’efficacité dans l’Église et si oui quelle est sa place ? Un paragraphe du Concile offre à mon avis la clé : on peut comprendre dans un passage de la Constitution pastorale sur l'Église dans le monde de ce temps qu’idéalement doit s’établir un équilibre entre la préoccupation de l'efficacité et les exigences de la conscience morale (GS # 8, §2[11]). Ainsi l’efficacité peut demeurer critère d’action comme le suggère la praxéologie, mais pas sans discernement moral.


NOTES

[1] D. J. Bosch, « Church Growth Missiology », dans la revue Missionalia, Avril 1988, p. 18.

[2] G. DELEDALLE, « Pragmatisme », dans l’encyclopédie Encyclopaedia Universalis, Tome 18, Paris, France S.A., 1995, p. 860.

[3] Les méthodes de mise à l’épreuve et de vérification caractérisent l’esprit de laboratoire.

[4] Cf. G. DELEDALLE, op. cit., p. 860.

[5] Pierce fut très critiqué par ceux qui ne virent dans ses propos que la glorification de la valeur pratique des idées. Une idée ne serait vraie que dans la mesure où elle fonctionne.

[6] Cf. R. DAVAL, « Praxéologie », dans l’encyclopédie Encyclopaedia Universalis, Tome 18, Paris, France S.A., 1995, p. 873.

[7] Le principe de l’utilité veut qu’une action soit bonne ou mauvaise en proportion de sa tendance à accroître ou à diminuer la somme du bonheur public : Cf. G. JAMES, op. cit., p. 873

[8] D’après Kotarbinski, dans son livre Traité du bon travail (1955), Cf. R. DAVAL, op. cit., p. 874.

[9] Les fondateurs de la gestion moderne sont F. W. Taylor, Henri Fayol et Henry Le Chatelier.

[10] R. DAVAL, op. cit., p. 874.

[11] GS # 8, § 2 : Au niveau de la personne elle-même, un déséquilibre se fait assez souvent jour entre l'intelligence pratique moderne et une pensée spéculative qui ne parvient pas à dominer la somme de ses connaissances ni à les ordonner en des synthèses satisfaisantes. Déséquilibre également entre la préoccupation de l'efficacité concrète et les exigences de la conscience morale, et, non moins fréquemment, entre les conditions collectives de l'existence et les requêtes d'une pensée personnelle, et aussi de la contemplation. Déséquilibre enfin entre la spécialisation de l'activité humaine et une vue générale des choses (le soulignement n’est pas dans le texte original).