7.2 Mission et sens de la vie

La question du sens dans l’action pastorale et missionnaire qui est au cœur de la problématique va maintenant être éclairée par celle du sens de la vie en général. Victor Frankl[23], docteur en médecine, agrégé de psychiatrie et docteur en philosophie, dans son livre Découvrir un sens à sa vie, pose un diagnostic sur la vie et la société en général qui peut nous aider. Son éclairage est important car la compréhension de la mission chrétienne en termes fortement numériques, comme cela apparaît dans le MCE, pose la question du sens. On ne peut faire à ce niveau l’économie d’une réflexion approfondie, on voit mal Jésus dire à ses disciples : votre mission est de faire tout votre possible pour être le plus nombreux possible… La pensée de Frankl confirme l’éclairage apporté par la réflexion sur le pragmatisme et la praxéologie et en même temps elle le complète. Frankl estime que l’être humain trouve le sens de sa vie plus encore dans l’expérience intérieure que dans la réalisation d’œuvres extérieures. L’amour des autres préserve l’humanité de l’absurde.

Durant la deuxième guerre mondiale, Frankl a connu la déportation dans plusieurs camps de concentration dont un des plus sinistres : Auschwitz. Libéré en 1945, il est revenu chez lui pour apprendre que sa mère, son père, son frère, sa jeune femme, n’étaient plus en vie après avoir été eux-mêmes déportés[24]. C’est au travers de son expérience vécue dans les camps de concentration qu’il posa les fondations de sa théorie sur le sens de la vie.

L’auteur appelle le phénomène de perte de sens « vide existentiel ». Il peut être, selon lui, attribué à deux choses : la perte des instincts qui dirigent et garantissent le comportement animal et la perte des traditions qui soutiennent et guident le comportement. Un sondage auprès de ses étudiants européens lui a confirmé ses hypothèses : chez vingt-cinq pour cent d'entre eux il a révélé un degré plus ou moins marqué de vide existentiel. Ce chiffre passe de vingt-cinq à soixante pour cent chez ses étudiants américains[25]. Les gens ont suffisamment d'argent pour vivre, dit-il, mais aucune raison de vivre : Ils ont les moyens mais pas les motifs[26].

Dans la société, la recherche d'un sens à la vie est parfois remplacée par la recherche du pouvoir, de l’argent et du plaisir. Les phénomènes aussi répandus que la dépression, l'agressivité, les suicides, la peur de vieillir ne peuvent être compris sans se référer au vide existentiel[27]. Même le phénomène de la drogue ne serait qu’un des stigmates de nos sociétés industrielles[28]. Plusieurs de ces symptômes se retrouvent dans le monde du travail et des organisations : dépression, agressivité, recherche de pouvoir et d’argent, drogue, suicide, « consommation » sexuelle.

Selon Frankl, l’être humain ne trouve pas de sens à sa vie dans la recherche du pouvoir, de l’argent ou de la jouissance. C’est plutôt la responsabilité face à ce que la vie attend de lui, c’est l’amour d’une autre personne et le choix de conserver sa dignité même dans les situations les plus difficiles. Selon lui, l’être humain découvre un sens à l’existence de trois façons différentes : 1) soit à travers une œuvre ou une bonne action ; 2) soit en faisant l'expérience de quelque chose ou de quelqu'un ; 3) soit par son attitude envers une souffrance inévitable[29].

7.2.1 But et sens de la vie

D’après l’auteur, l’être humain est plutôt mû par le principe de «recherche d'un sens à la vie » que par principe du plaisir (ou « recherche du plaisir ») sur lequel est fondée la psychanalyse freudienne, ou la « volonté de puissance » ou recherche de la supériorité, qui est au centre de la psychologie adlérienne. Et pour trouver un sens à sa vie, l’être humain doit avoir un but. Et pour trouver ce but, il lui faut écouter la question que la vie lui pose. Car chacun a une mission unique, une tâche concrète à accomplir et, de ce fait, il ne peut être remplacé. La question n’est pas : que puis-je attendre de la vie, mais qu’est ce que la vie attend de moi. Et on ne peut répondre qu'en prenant sa vie en main. Cette optique propose la responsabilité comme essence même de l'existence. Chacun a à choisir ce dont il veut être responsable ; envers quoi ou envers qui[30].

Le but permet d’avoir la foi en l’avenir. Dans les camps par exemple, les prisonniers qui ne croyaient plus à l'avenir - leur avenir - étaient perdus. Ils se laissaient dépérir moralement et physiquement. Il fallait comprendre que la vie, elle, attendait quelque chose d'eux ; qu'elle attendait quelque chose d'eux dans l'avenir. Pour l’un ce pouvait être un enfant qu'il aimait et qui l'attendait dans un pays étranger. Pour l'autre, ce pouvait être un projet à terminer qui n’aurait pu être réalisé par quelqu'un d'autre (…) Lorsqu'il se rend compte à quel point il est irremplaçable, lorsqu’il réalise l'ampleur de sa responsabilité envers un être humain qui l'attend, ou vis-à-vis d'un travail qu’il lui reste à accomplir, il ne gâchera pas sa vie. Il connaît le « pourquoi » de sa vie, et pourra supporter tous les « comment » auxquels il sera soumis[31].

Pour faire le lien avec le sens dans l’action pastorale et missionnaire, nous pouvons affirmer que les buts dans l’Église sont importants. Dans le MCE, il est conseillé de donner à l’Église un but principal : celui d’évangéliser et de formuler des objectifs numériques pour l’atteindre. À la lumière de ce que nous dit Frankl, on peut affirmer que de donner un but à la communauté chrétienne est bon, car ce but est porteur de sens. Mais que ce but soit seulement l’évangélisation et que les objectifs soient purement numériques, c’est une autre affaire.

7.2.2 Amour et sens de la vie

Pour Frankl, on peut trouver un sens à sa vie non seulement dans la poursuite d’un but, mais aussi dans l'amour. L'expérience serait aussi valable que la réalisation et aurait même des vertus thérapeutiques, parce qu'elle nous oblige à mettre l'accent sur le monde intérieur plutôt que sur le monde extérieur de l'accomplissement[32]. Malheureusement, dans notre société, la considération que l’on a pour une personne, ou la valeur qu’on lui accorde, est habituellement définie en regard de son travail et de sa contribution. La société moderne chérit les individus efficaces, prospères et heureux. En fait, elle ne fait pas la différence entre la valeur d'une personne et son utilité.

Frankl a découvert dans les camps de concentration que l'amour est le plus grand bien auquel l'être humain puisse aspirer. L'être humain trouve son salut à travers et dans l'amour. Un homme à qui il ne reste rien peut trouver le bonheur, même pour de brefs instants, dans la contemplation d’une personne qu’il aime. Lorsque son seul mérite consiste à endurer ses souffrances avec dignité, il peut éprouver des sentiments de plénitude en contemplant l'image de la personne aimée. Dans les camps, grâce à sa vie intérieure, le prisonnier pouvait se protéger du non-sens, de la désolation et de la pauvreté de son existence[33].

Dans l’Église, si la dimension de réalisation numérique prend plus de place que celle de l’expérience de l’amour et de la fraternité il n’est pas étonnant qu’il y ait une perte de sens. L’enseignement de Frankl est éclairant quant au but de l’action pastorale et missionnaire et si l’efficacité est actualisante, comme le dit Yves St-Arnaud, celle-ci devrait être recherchée plus au niveau de l’expérience intérieure que de la réalisation extérieure.

7.2.3 Utilité de la vie et sens de la vie

Il est possible, d’après Frankl, de trouver un sens à l'existence, même dans une situation désespérée. Il faut alors faire appel au potentiel le plus élevé de l’être humain, pour transformer une tragédie personnelle en victoire, une souffrance inévitable en réalisation humaine. Frankl cite l’exemple d’un médecin d'un certain âge qui vint le consulter parce qu'il souffrait d'une grave dépression. Il ne pouvait se remettre de la mort de sa femme, qu'il avait aimée plus que tout. Il lui posa la question suivante : « Et si vous étiez mort le premier et que votre femme ait eu à surmonter le chagrin provoqué par votre décès? — Oh! pour elle, ç'aurait été affreux; comme elle aurait souffert! — Eh bien, docteur, cette souffrance lui a été épargnée, et ce, grâce à vous. Certes, vous en payez le prix puisque c'est vous qui la pleurez.» Il ne dit rien, mais me serra la main et quitta mon bureau calmement. La souffrance cesse de faire mal au moment où elle prend une signification[34].

Frankl se rappelle aussi d'un camarade de camp qui, à son arrivée, avait conclu un pacte avec le ciel. Il offrait sa souffrance et sa mort pour sauver d'une fin douloureuse l'être qu'il aimait. Sa souffrance et sa mort avaient ainsi pris un sens, son sacrifice avait une signification profonde. Il ne mourrait pas en vain[35]. Il rappelle aussi le geste du prêtre Polonais Maximilien Kolbe qui donna sa vie pour sauver un père de famille. Lui-même fut un jour confronté à ce choix moral où sa vie était en jeu. Il avait l’occasion de s’échapper du camp, mais il préféra rester pour soigner les malades. Sa décision lui procura une paix intérieure qu’il n’avait encore jamais connue.

La façon dont un être humain accepte son sort et toute la souffrance que cela implique, la manière dont il porte sa croix, lui donnent amplement l'occasion—même dans les circonstances les plus difficiles—de donner un sens plus profond à sa vie[36].

Dans la vie de tous les jours, nous sommes aussi confrontés à des choix qui peuvent soit nous faire régresser en dignité soit nous faire croître humainement et spirituellement. Il s’agit du choix entre le bien et le mal, entre la vérité et le mensonge, entre la générosité et l’égoïsme. Lorsque l’on fait un choix en faveur de valeurs humaines et spirituelles, il peut s’accompagner d’une perte apparente ou d’un sacrifice. Mais cette perte a un sens car elle nous conduit sur le chemin d’un accomplissement humain plus grand.

Tout homme peut, même dans des circonstances particulièrement pénibles, choisir ce qu'il deviendra —moralement et spirituellement. On peut garder sa dignité dans un camp de concentration (…) C'est cette liberté spirituelle—qu'on ne peut nous enlever—qui donne un sens à la vie[37].

Dans les camps, ce sont les personnes qui perdaient pied moralement et spirituellement qui succombaient aux mauvaises influences du camp. Seuls quelques prisonniers surent préserver leur liberté spirituelle et s'élevèrent jusqu'à ces valeurs, mais de tels personnes ne se trouvent pas seulement dans les camps de concentration. Chacun d’entre nous est confronté au destin; partout nous avons l'occasion de choisir et de nous accomplir même à travers la souffrance qu’implique un choix moral. Notre lutte et notre vie sont alors empreintes de dignité et de sens[38].

Si la recherche de croissance numérique et d’efficacité en Église est vécue comme une réalisation égoïste de soi, même si c’est au niveau communautaire, elle ne peut offrir de sens. L’enseignement de Frankl nous apprend que le sens de la vie se manifeste lorsque nous sommes tournés vers les autres même au prix de grands sacrifices. Le but de l’Église ne peut être sa propre croissance mais plutôt le bien de ses membres et de ceux qui n’en font pas partie.

7.2.4 Conclusion

Frankl nous rappelle que la vie ne peut avoir de sens sans buts. Et dans cette optique, on pourrait dire que les Églises devraient se fixer un but et des objectifs. Mais ce n’est pas le fait de se fixer des buts qui questionne, c’est que ces buts soient numériques. Car on est alors dans une démarche chrétienne exclusivement de réalisation, il manque la dimension de l’expérience intérieure. Il y a risque que la croissance spirituelle soit évaluée au nombre de convertis que l’on produit et au nombre de personnes que l’on amène à l’Église. Comme si la considération que l’on pouvait avoir pour soi-même ou pour l’autre découlait de la capacité à recruter du monde. On se donne ou l’on accorde de la valeur aux personnes qu’en fonction de leur utilité.

L’auteur rappelle que l’amour des autres est plus important. Grâce à l’amour on peut se protéger du non-sens et endurer jusqu’aux pires épreuves. L’amour permet de préserver sa dignité, dignité que l’on peut perdre si l’on perd pied moralement. Selon l’éthique de responsabilité de Frankl, la question à se poser en Église n’est pas : Combien puis-je amener de personnes nouvelles ? mais : qu’est-ce que les personnes de mon milieu et de ma communauté chrétienne attendent de moi ? En fonction de ce que la communauté est capable de faire et d’une sincère volonté de répondre, par amour, aux besoins des personnes du milieu, les responsables pourront donner du sens à l’action ecclésiale.

La pensée de Frankl confirme et complète l’éclairage apporté par la réflexion sur le pragmatisme et la praxéologie. Non seulement devrait-on chercher à être efficace en Église, mais on devrait donner autant d’importance à l’expérience intérieure qu’à la réalisation extérieure. Chercher à être efficace dans l’amour sera actualisant et générateur de sens pour la communauté chrétienne.


NOTES

[23] Victor Frankl est né le 26 mars 1905, en Autriche, à Vienne. Il a été successivement : Chef du Département de neurologie à l'Hôpital Rothschild de Vienne ; Chef du Département de neurologie de la Polyclinique de Vienne et professeur de neurologie et de psychiatrie à la faculté de médecine de l'Université de Vienne. Depuis 1970, il est professeur à l'Université internationale américaine de San Diego en Californie[23]. Il a écrit vingt-huit ouvrages traduits en vingt langues. Sir Cyril Burt, Président de la British Psychological Society a dit de lui : « La pensée du docteur Frankl est sans doute celle qui a apporté les plus importantes contributions à la psychothérapie depuis Freud, Adler et Jung. »

[24] Cf. V. Frankl, Découvrir un sens à sa vie, Montréal, Les éditions de l’homme, 1993, p. 161.

[25] Cf. ibid., p. 116.

[26] Ibid., p. 142.

[27] Cf. ibid., p. 117.

[28] Cf. ibid., p. 141.

[29] Cf. ibid., p. 120.

[30] Cf. ibid., pp. 91-119.

[31] Cf. ibid., pp. 89-94.

[32] Cf. ibid., pp. 145-146.

[33] Cf. ibid., pp. 55-56.

[34] Ibid., p. 121.

[35] Ibid., p. 98.

[36] Ibid., pp. 82-83.

[37] Ibid., p. 82.

[38] Cf. ibid., pp. 82-97.