7.1.2 Efficacité dans l’action et actualisation de l’être humain

Comme le suggère la praxéologie, on ne peut séparer action et efficacité. Si une organisation ne cherche pas à être efficace, cela n’aurait pas plus de sens que si elle recherche l’efficacité au détriment de ses membres. Dans ce paragraphe nous allons voir que l’efficacité est un élément actualisant pour l’être humain et qu’il est donc important de la rechercher en Église pour le bien de la communauté.

La théorie de l'actualisation humaine d’Yves St-Arnaud présentée dans son livre S’actualiser par des choix, démontre que la personne humaine s’actualise par son efficacité. Cette théorie repose sur le postulat que tout individu naît avec une tendance à l’actualisation. Ce postulat s'est imposé progressivement en psychologie à partir des travaux d'Angyal (1941), il a été repris et popularisé par Maslow (1972) et Rogers (1951, 1968, 1980) et demeure un concept clé de la psychologie contemporaine (Jones et Crandall, 1991)[12].

L'actualisation désigne un aspect « déjà là » de la personne, à l'état de possibilité. Le petit Robert la définit comme un passage de l’état virtuel à l’état réel. Et ce passage se réalise lorsque la personne s'applique à recevoir l'information qui vient de son environnement intérieur et extérieur (disponibilité), à choisir sa propre ligne de conduite (autonomie) et à agir de façon à répondre aux besoins de son organisme (efficacité)[13].

Le processus d'actualisation comprend trois éléments clés : recevoir, choisir et agir. Le premier élément concerne l'information. La personne qui prend le chemin de l’actualisation s'engage à faire face à la réalité, à bien entendre ce qu'on lui dit, à recevoir les messages de son propre organisme, etc. Tout en vérifiant l'exactitude de ses perceptions, elle trouve également des moyens d'augmenter la qualité ou la quantité de l'information reçue[14].

La deuxième opération, grâce à l’information reçue, donne à l'action de se distinguer d'une activité routinière ou exécutée par habitude. L’action autodéterminée découle d’un choix. L’opération de choisir peut se faire soit de façon rationnelle en appuyant l’action sur des principes et des valeurs bien définis, soit en accordant de l’importance au ressenti en attendant de se sentir à l'aise face à l’action avant de l’entreprendre, ou soit en prenant les décisions d'après une représentation globale et imprécise de la réalité[15]. L'élément « choix personnel » fait la transition entre l'information reçue : les perceptions de faits, et l'action.

La troisième opération consiste à agir. On passe de l'intention au comportement observable. Le passage à l'action demeure primordial car c'est dans l'action que la personne s'actualise pleinement. L’action doit résulter d'un choix éclairé et être efficace. L’auteur propose même une méthode pour augmenter l'efficacité de l'action. Pour lui, c’est l’efficacité qui permet l’expérience de succès psychologique qui achève le processus d’actualisation[16]. Mais les trois opérations du processus d'actualisation : recevoir, choisir, agir, sont en interaction continuelle. La disponibilité et la clarté des choix conduisent à une action efficace, autant que la recherche d'efficacité conduit à une plus grande disponibilité et à de meilleurs choix[17].

D’après Yves St-Arnaud, la poursuite de l’efficacité est donc bonne et aide l’être humain à s’actualiser. La poursuite d’efficacité que l’on aurait pu croire à première vue source de problème, est en réalité un facteur de croissance personnelle. Ce qui est peu connu et surprenant c’est que les pragmatistes, que l’on accuse souvent de rechercher par-dessus tout l’utilité et l’efficacité matérielle furent parmi les premiers à dénoncer le matérialisme de la société industrielle et le culte exclusif de la déesse de la Réussite[18]. En fait, il est nécessaire de faire la différence entre le pragmatisme des affaires qui s’est développé aux États-Unis et le pragmatisme philosophique qui ne s’en inspire pas.

Si la poursuite d’efficacité en Église, et dans les organisations en général, peut s’avérer un élément actualisant pour l’être humain quand donc celle-ci devient-elle source de problème, de souffrance et d’absurdité (manque de sens) pour l’être humain comme cela se manifeste dans des organisations ? D’abord, comme on l’a vu, lorsqu’elle n’est pas soumise aux exigences de la conscience morale[19] et aussi quand les dirigeants mettent les membres des organisations au service de l’efficacité organisationnelle. C’est l’efficacité qui doit être au service de la personne, pas le contraire.

Curieusement, on peut comparer la poursuite d’efficacité à la Loi mosaïque telle qu’appliquée à l’époque de Jésus. La Loi était censée apporter la vie autant que la poursuite d’efficacité est censée, d’après Yves St-Arnaud, actualiser l’être humain, mais les chefs religieux, à l’époque de Jésus, avaient fait de la Loi, un joug. Tant de prescriptions inutiles et dénuées de sens avaient été ajoutées à la Loi qu’elle devenait impossible à pratiquer et se transformait en instrument d’aliénation plutôt que de libération. On avait confondu la fin et les moyens. Les êtres humains étaient au service de la Loi et non pas la Loi au service de l’être humain comme le dénonçait Jésus qui rétorquait à ses adversaires : Le sabbat a été fait pour l'homme, et non l'homme pour le sabbat (Mc 2:27).

Même si l’efficacité est un instrument d’actualisation, on peut donc aussi en faire un instrument d’aliénation si on met les personnes à son service plutôt que de mettre l’efficacité à leur service : l’efficacité est faite pour l’être humain et non l’être humain pour l’efficacité. Cette comparaison avec la Loi mosaïque nous apprend aussi qu’il ne faut pas confondre la fin et les moyens. Si l’on fait de l’efficacité organisationnelle un but ultime à atteindre pour accomplir la mission de l’Église, mais que l’on ne tient pas compte des membres de la communauté, on est dans un processus d’aliénation plutôt que d’actualisation. L’efficacité qui est un critère d’action pour accomplir une fin, a du sens dans la mesure où elle a pour but le bien de la personne et lui apporte vie et libération.

Le cadre téléologique qui permet de rechercher l’efficacité en Église se résume donc en une phrase : la poursuite d’efficacité doit se soumettre aux exigences de la conscience morale et être au service des personnes. L’efficacité n’est pas le critère final de l’action, c’est le bien de la personne qui doit l’être. On ne peut pas tout entreprendre au nom d’une mission, si divine et révélée soit-elle. Dans la prière universelle prononcée par le pape Jean-Paul II et le Cardinal Joseph Ratzinger, une des intentions était celle-ci :

Let us pray that each one of us, looking to the Lord Jesus, meek and humble of heart, will recognize that even men of the church, in the name of faith and morals, have sometimes used methods not in keeping with the Gospel in the solemn duty of defending the truth[20].

Utiliser les méthodes et les principes de gestion dans l’Église pour la rendre efficace à accomplir sa mission n’est pas une mauvaise chose puisque l’efficacité aide l’être humain à s’actualiser. Mais il est indispensable de rester dans un cadre téléologique précis afin d’éviter de reproduire les erreurs passées. Tant qu’une mission, si noble soit-elle, est poursuivie au détriment des êtres humains, elle est contraire à l’Évangile.


NOTES

[12] Y. St-Arnaud, S’actualiser par des choix éclairés et une action efficace, Montréal, Gaëtan Morin éditeur, 1996, p. 7

[13] Cf. ibid., p. 1.

[14] Cf. ibid., p. 28.

[15] Cf. ibid., p. 29.

[16] Cf. ibid., pp. 30-32.

[17] Cf. ibid., p. 101.

[18] Cf. G. JAMES, op. cit., p. 861.

[19] Cf. Concile œcuménique Vatican II, « Constitution pastorale sur l'Église dans le monde de ce temps (Gaudium et spes) », # 8, Constitutions, décrets, déclarations, messages, Paris, Éditions du Centurion,1967.

[20] DOCUMENTS DU VATICAN SUR INTERNET, http://www.vatican.va/news_services/liturgy/documents/ns_lit_doc_20000312_prayer-day-pardon_en.html