8.2 Les communautés ecclésiales de base d’Amérique latine


Les Communautés ecclésiales de base (CEBs) d’Amérique latine sont une application concrète d’un des nouveaux modèles présentés ci-dessus. Bien qu’elles ne soient pas reliées au Mouvement de la croissance des Églises, elles se sont multipliées depuis leur apparition. Les CEBs ont pris naissance au Brésil au début des années soixante; elles se sont répandues rapidement et on en comptait plus de 100.000 en 1984. Elles sont reliées à la théologie de la libération dont certains éléments peuvent éclairer sur la finalité de la mission chrétienne. Avec elles, on entre dans une dynamique missionnaire qui vise la conscientisation d’un peuple et sa libération des structures politiques injustes.


8.2.1 L’engagement pour la justice sociale et la théologie de la libération


La théologie de la libération a le mérite de rappeler que l’amour doit porter l'Église à se soucier du bien temporel des êtres humains. La mission chrétienne ne peut s’envisager sans que les chrétiens contribuent au bien de la société, fassent la promotion de la justice, de la paix et de la fraternité entre les humains, prodiguent leur aide à leurs frères, surtout aux plus pauvres et aux plus malheureux. Guidée par l'Évangile de la miséricorde, ils devraient entendre la clameur pour la justice et y répondre. L’aspiration à la libération ne peut pas ne pas trouver un large et fraternel écho dans leur cœur et dans leur esprit et le combat pour les droits de l'homme constitue un authentique combat pour la justice.


La théologie de la libération est née dans les pays d'Amérique latine puis s’est répandue dans d'autres régions du tiers monde. L'expression « théologie de la libération » désigne une préoccupation privilégiée, génératrice d'engagement pour la justice, portée aux pauvres et aux victimes de l'oppression[10]. Elle est centrée sur le thème biblique de la libération et de la liberté et sur l'urgence de ses incidences pratiques. On y distingue au moins trois niveaux : libération politique, libération de l'homme au long de l'histoire, libération du péché et entrée en communion avec Dieu. Ces niveaux se conditionnent mutuellement sans se confondre : l'un ne se réalise pas sans l'autre, mais ils sont distincts; ils font partie d'un processus de salut unique et global[11].


En fait, il y a différentes théologies de la libération qui recouvrent des positions théologiques diverses; leurs frontières doctrinales sont mal définies. Il en existe en Inde, au Sri Lanka, aux Philippines, à Taïwan et en Afrique. Elles ont souvent leur origine dans une expérience d’oppression et d’humiliation. Et les combats des pauvres et des marginaux pour retrouver leur dignité humaine, accéder à la liberté et à la justice, sont une de leurs caractéristiques.


Les théologies de la libération mettent en lumière qu’il y a une relation étroite entre le progrès temporel de ce monde et la mission de l’Église. Pour Jésus, la volonté sans équivoque de Dieu est l'instauration du Royaume. Quand la justice est rendue aux malheureux, aux déshérités, aux opprimés; lorsque sont recréés les liens de fraternité, de concorde, de partage, de respect de la dignité inviolable de l'être humain, le Royaume de Dieu s’établit dans notre monde. Il en est ainsi aussi lorsque, dans la société, s'établissent des structures sociales qui empêchent l'être humain d'exploiter ses semblables, qui permettent de dépasser les relations de maître à esclave et qui favorisent plus de justice. Mais ce travail de libération exige le renoncement et parfois le don de sa propre vie jusqu'au martyre[12].


Il est judicieux de reconnaître les éléments positifs du modèle missionnaire des théologies de la libération même s’il n'est ni déraisonnable, ni déloyal de reconnaître que certains de ses théologiens ont adopté une position marxiste fondamentale[13] soulevant ainsi des problèmes pratiques et théologiques délicats... Mais le but de notre réflexion et de nos propos n’est pas d’entrer plus profondément dans ce débat théologique mais de reconnaître qu’il est impossible de concevoir le Royaume de Dieu seulement spirituellement comme cela semble parfois le cas dans le MCE.


L’engagement pour le Royaume doit être tourné vers la praxis; il nous invite à travailler dans la réalité historique qui nous entoure et de la transformer. Il nous invite à dépasser les dualismes entre le corps et l'âme, entre naturel et surnaturel, entre immanence et transcendance, entre présent et avenir. Le démantèlement de ces dualismes permet aussi de voir que l’Église peut travailler à l’avènement du Royaume de la justice et de la paix sans forcément tomber dans un messianisme temporel ou dans une Église de classes qui réduirait la croissance du Royaume au progrès de la justice. Réaliser la mission de l’Église implique, dans de telles perspectives, une participation aux luttes pour un changement social, économique et politique.


8.2.2 Bible, communauté et engagement social


Le modèle missionnaire des théologies de la libération a comme caractéristique des petits groupes de réflexion biblique appelées Communauté ecclésiales de base (CEBs). Le premier objectif des membres des CEBs n'est pas d’évangéliser leur milieu, mais de se pencher sur la Bible pour y interpréter leur vécu. On cherche à découvrir le lien entre le texte biblique et sa situation présente; on cherche à s’identifier avec le texte sacré qui est considéré comme le miroir du vécu, un modèle ou « symbole » de ce que l’on vit. On y découvre alors un Dieu libérateur, qui est-avec-nous pour nous libérer des situations injustes du monde temporel dans lesquelles nous vivons : Si Dieu a été avec ce peuple là dans le passé, alors, il est aussi avec nous dans la lutte que nous menons pour nous libérer. Il écoute notre cri[14].


Dans ce modèle, la lecture de la Bible rassemble, crée la communauté et invite à aller en direction du peuple. La méthode voir-juger-agir, employée par l'Action catholique est mise en pratique dans les CEBs pour intervenir dans le milieu social et politique. Contrairement au modèle du MCE, le but des petits groupes est plus l’intervention sociale que l’évangélisation : Il y a des communautés qui, motivées par la lecture de la Bible, se mettent au service du peuple et entrent dans la lutte pour la justice[15].


Les CEBs souhaitent éviter trois écueils : 1) le fondamentalisme biblique : se libérer de la prison de la lettre est considéré comme le premier pas vers la libération; 2) un engagement social qui soit détaché de sa dimension spirituelle; 3) un nombrilisme communautaire sectaire. Idéalement, dans ce modèle, trois éléments devraient être en équilibre; la dimension biblique, le rassemblement communautaire et l’engagement pour la justice[16].


8.2.3 La lecture populaire de la Bible


Grâce à ce modèle missionnaire, les pauvres d’Amérique latine découvrent, par leur lecture de la Bible, à la fois leur identité et leur importance aux yeux de Dieu ; et cette double prise de conscience les engage dans un processus de libération[17]. Trois éléments guident leur lecture : liberté, familiarité et fidélité.


- Liberté : La Bible est le « miroir » de leur vie, elle est leur livre, ils se l'approprient et l’interrogent à partir de leurs souffrances. Leur vie est le contexte pour la lire et l’interpréter. Le présent et le passé entrent ainsi en dialogue et s'«interpénètrent». Comprendre le sens d'un texte, c'est savoir l'appliquer à sa situation et à son vécu[18]. Vie et Bible se mêlent; il y a une interaction et une illumination mutuelle. La vie est le lieu où Dieu parle. La distinction est faite entre la Bible écrite et la Bible vécue. La Bible vécue, c’est la vie, dans laquelle on cherche à pratiquer et incarner la Parole de Dieu. Cette liberté signifie que le texte ne doit pas être pris au pied de la lettre dans deux cas: 1) quand il n'a pas de rapport avec la réalité que vivent les gens; 2) quand Jésus commande de changer à cause du précepte de l'amour[19]. Là où il n’y a pas cette liberté, on a tendance à s'en tenir à « la lettre » et on tombe dans le fondamentalisme.


- Familiarité : La Bible n'est pas pour les membres de CEBs un livre qui appartient aux prêtres, aux exégètes. Elle est le livre de la communauté chrétienne tout entière qui permet de découvrir un Dieu « avec nous ». Sa lecture est contextuelle et non simplement historique ou une transposition littérale pour aujourd'hui. Elle ne s'arrête pas au sens du texte en soi (historico-littéral), mais au sens du texte pour nous. S’il y a un bibliste, il n'est qu'un serviteur de la communauté[20]. Et pour préserver cette interprétation communautaire, il doit surtout faire en sorte que les « simples et les petits » ne deviennent pas des seuls « écoutants » de la science des « sages et instruits » (voir Mat 11:25). Dans le modèle des CEBs, la Bible est un livre issu d'une expérience croyante et communautaire; son interprétation ne peut donc se faire qu'avec la participation de la communauté. C’est pourquoi, l'interprétation des Écritures est une activité communautaire à laquelle chacun participe. Réapparaît alors le sensus ecclesiae, un sens commun découvert et assumé par la communauté.


- Fidélité : Il s’agit d’être fidèle au sens découvert dans le texte pour sa vie. Dans les CEBs, la Bible est la Parole de Dieu, mais elle n'épuise pas cette Parole. La Parole transcende le texte et arrive jusqu'à nous par la lecture contextualisée. Elle est le projet de Dieu pour aujourd'hui. Dans cette perspective, la Bible, ou sa compréhension, n’est pas l'objectif, mais l'instrument à partir duquel on travaille pour atteindre un objectif. On fait une relecture qui met en mouvement et fait agir. Cette action s'oriente vers la transformation du contexte social dans lequel on est inséré. C’est une lecture «militante» qui comporte une dimension sociale et politique. Dégagé, à partir de la « lettre » et du sens littéral, l'Esprit, la Parole de Dieu, le sens spirituel, apparaît progressivement pour formuler un projet pour libérer le peuple des contextes socio-politiques injustes. Les CEBs nous rappellent que le message biblique est pratique et existentiel.


Ajoutons que dans les CEBs, la Bible n'est pas seulement lue, elle est aussi priée, produisant à travers l'action de l'Esprit une unité dans le processus de l'interprétation. Vie, Bible et Esprit forment un cercle herméneutique. Le contact avec la Parole de Dieu transforme le « contexte de vie », de la communauté en une réalité nouvelle qui, à son tour, devient « contexte de vie » pour une nouvelle lecture. Et si la vie éclaire le sens de l'Écriture, la Bible éclaire le sens de l'existence. Cette façon engagée de lire la Bible serait très semblable à celle des Pères[21].


8.2.4 Conclusion


L’expérience des CEBs et la perspective missionnaire des théologies de la libération remettent en question la prescription du MCE qui invite à faire de la recherche de croissance numérique un des objectifs principaux de la mission. Contrairement au modèle du MCE, le modèle missionnaire des CEBs ne fait pas de l’évangélisation la priorité numéro un de la mission ; pourtant par son engagement préférentiel pour les pauvres et les opprimés il est profondément évangélique.


Les théologies de la libération ont sensibilisé l'Église universelle à la « pro-vocation » libératrice des pauvres[22]. Elles ont attiré l'attention sur le fait que le péché peut être autant social et culturel que personnel et individuel. Elles ont aussi montré, à l'ensemble des Églises, l'obligation pour les croyants d'être des témoins du Royaume de Dieu par une action qui ouvre la voie à la justice. Les chrétiens ne peuvent éviter de prendre parti avec ceux qui subissent l'injustice de systèmes sociaux et politiques.




NOTES

[10] CONGRÉGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, « Instruction sur quelques aspects de la “théologie de la libération” », dans Théologies de la libération : Documents et débats, Paris, Cerf/Centurion, 1985, p. 159.

[11] G. GUITÉRREZ, Théologie de la libération, Bruxelles, Éditions Lumen Vitae, 1974, p. 185.

[12] Cf. L. BOFF, Le Notre Père, Une prière de libération intégrale, p. 85.

[13] Cf. CARDINAL RATZINGER, « Les conséquences fondamentales d’une option marxiste » dans Théologies de la libération : Documents et débats, Paris, Cerf/Centurion, 1985, p. 121.

[14] C. MESTERS, « “Écouter ce que l’Esprit dit aux Églises” : L’interprétation populaire de la Bible au Brésil », Concilium, # 233, 1991, p. 137.

[15] Ibid., p. 136.

[16] Cf. ibid., pp. 139-145.

[17] Cf. A. DA SILVA, « Les pauvres s’approprient la Bible : L’interprétation de la Bible dans la théologie de la libération », Entendre la voix du Dieu vivant : Interprétations et pratiques actuelles de la Bible / sous la direction de Jean Duhaime et Odette Mainville, Montréal-Nord, Québec, Éditions Mediaspaul, 1994, p. 298.

[18] Cf. ibid., p. 307.

[19] C. MESTERS, « L’interprétation de la Bible dans quelques communautés ecclésiales de base au Brésil », Concilium, # 158, 1980, p. 66.

[20] Cf. A. DA SILVA, op. cit., p. 299.

[21] Cf. ibid., pp. 300-301.

[22] Cf. M. SCHOOYANS, Théologie et libération : Questions disputées, Le Préambule, Longueuil, 1987, couverture.