8.2.3 La lecture populaire de la Bible

Grâce à ce modèle missionnaire, les pauvres d’Amérique latine découvrent, par leur lecture de la Bible, à la fois leur identité et leur importance aux yeux de Dieu ; et cette double prise de conscience les engage dans un processus de libération[17]. Trois éléments guident leur lecture : liberté, familiarité et fidélité.

- Liberté : La Bible est le « miroir » de leur vie, elle est leur livre, ils se l'approprient et l’interrogent à partir de leurs souffrances. Leur vie est le contexte pour la lire et l’interpréter. Le présent et le passé entrent ainsi en dialogue et s'«interpénètrent». Comprendre le sens d'un texte, c'est savoir l'appliquer à sa situation et à son vécu[18]. Vie et Bible se mêlent; il y a une interaction et une illumination mutuelle. La vie est le lieu où Dieu parle. La distinction est faite entre la Bible écrite et la Bible vécue. La Bible vécue, c’est la vie, dans laquelle on cherche à pratiquer et incarner la Parole de Dieu. Cette liberté signifie que le texte ne doit pas être pris au pied de la lettre dans deux cas: 1) quand il n'a pas de rapport avec la réalité que vivent les gens; 2) quand Jésus commande de changer à cause du précepte de l'amour[19]. Là où il n’y a pas cette liberté, on a tendance à s'en tenir à « la lettre » et on tombe dans le fondamentalisme.

- Familiarité : La Bible n'est pas pour les membres de CEBs un livre qui appartient aux prêtres, aux exégètes. Elle est le livre de la communauté chrétienne tout entière qui permet de découvrir un Dieu « avec nous ». Sa lecture est contextuelle et non simplement historique ou une transposition littérale pour aujourd'hui. Elle ne s'arrête pas au sens du texte en soi (historico-littéral), mais au sens du texte pour nous. S’il y a un bibliste, il n'est qu'un serviteur de la communauté[20]. Et pour préserver cette interprétation communautaire, il doit surtout faire en sorte que les « simples et les petits » ne deviennent pas des seuls « écoutants » de la science des « sages et instruits » (voir Mat 11:25). Dans le modèle des CEBs, la Bible est un livre issu d'une expérience croyante et communautaire; son interprétation ne peut donc se faire qu'avec la participation de la communauté. C’est pourquoi, l'interprétation des Écritures est une activité communautaire à laquelle chacun participe. Réapparaît alors le sensus ecclesiae, un sens commun découvert et assumé par la communauté.

- Fidélité : Il s’agit d’être fidèle au sens découvert dans le texte pour sa vie. Dans les CEBs, la Bible est la Parole de Dieu, mais elle n'épuise pas cette Parole. La Parole transcende le texte et arrive jusqu'à nous par la lecture contextualisée. Elle est le projet de Dieu pour aujourd'hui. Dans cette perspective, la Bible, ou sa compréhension, n’est pas l'objectif, mais l'instrument à partir duquel on travaille pour atteindre un objectif. On fait une relecture qui met en mouvement et fait agir. Cette action s'oriente vers la transformation du contexte social dans lequel on est inséré. C’est une lecture «militante» qui comporte une dimension sociale et politique. Dégagé, à partir de la « lettre » et du sens littéral, l'Esprit, la Parole de Dieu, le sens spirituel, apparaît progressivement pour formuler un projet pour libérer le peuple des contextes socio-politiques injustes. Les CEBs nous rappellent que le message biblique est pratique et existentiel.

Ajoutons que dans les CEBs, la Bible n'est pas seulement lue, elle est aussi priée, produisant à travers l'action de l'Esprit une unité dans le processus de l'interprétation. Vie, Bible et Esprit forment un cercle herméneutique. Le contact avec la Parole de Dieu transforme le « contexte de vie », de la communauté en une réalité nouvelle qui, à son tour, devient « contexte de vie » pour une nouvelle lecture. Et si la vie éclaire le sens de l'Écriture, la Bible éclaire le sens de l'existence. Cette façon engagée de lire la Bible serait très semblable à celle des Pères[21].



NOTES

[17] Cf. A. DA SILVA, « Les pauvres s’approprient la Bible : L’interprétation de la Bible dans la théologie de la libération », Entendre la voix du Dieu vivant : Interprétations et pratiques actuelles de la Bible / sous la direction de Jean Duhaime et Odette Mainville, Montréal-Nord, Québec, Éditions Mediaspaul, 1994, p. 298.

[18] Cf. ibid., p. 307.

[19] C. MESTERS, « L’interprétation de la Bible dans quelques communautés ecclésiales de base au Brésil », Concilium, # 158, 1980, p. 66.

[20] Cf. A. DA SILVA, op. cit., p. 299.

[21] Cf. ibid., pp. 300-301.