8.4 Le modèle de Taizé

L’avant dernier modèle présenté pour éclairer la problématique de la recherche de croissance numérique et d’efficacité dans l’Église est celui de la communauté de Taizé. L’expérience de Taizé montre qu’en visant à faire de la communauté un symbole d’unité entre les chrétiens et de cohérence avec l’Évangile, il en découle une puissance d’attraction et une croissance peu commune. Pour McGavran et les théologiens du MCE, c’est l’évangélisation qui a la priorité sur toutes les autres actions pastorales et missionnaires. Pourtant, la communauté de Taizé ne se fixe pas une telle priorité, c’est plutôt l’exemple d’unité entre les chrétiens qui est recherchée. Année après année, elle est restée un pôle d’attraction majeur pour les jeunes du monde entier et elle demeure encore un lieu d’innombrables conversions.

Chaque année, des dizaines de milliers de jeunes, de dix-sept à trente ans, venus du monde entier, viennent passer quelques jours dans la communauté de Taizé pour prier et vivre une expérience spirituelle. Avant d’être une communauté, Taizé est d’abord un village de France situé à une dizaine de kilomètres de Cluny. Le 21 août 1940, le pasteur protestant Roger Schutz-Marsauche s’y est établi pour donner des retraites spirituelles. Peu à peu, des frères sont venus partager sa vie et ils sont actuellement une centaine.

La vocation des frères, se réalise dans une vie communautaire qui rassemble différentes confessions chrétiennes séparées. Les frères vivent et prient ensemble, tout en étant d’origines différentes : catholique, évangélique, luthérienne, calviniste, anglicane[37]. L’infrastructure de la communauté de Taizé est un ensemble de baraquements et de tentes au bord du village. Une vaste église, l’église de la Réconciliation, a été bâtie à trois cents mètres de la chapelle romane du village. Les prières communes rassemblent non seulement les frères, mais aussi les milliers de jeunes venus y passer quelques jours. Au fil des ans, leur nombre n’a cessé d’augmenter. En 1991, on en comptait quatre-vingt mille[38].

Taizé est un curieux mélange de stabilité, de provisoire et de mystère. Tant de monde y converge de tous les continents sans que personne ne sache très bien pourquoi. La puissance d'attraction de cette communauté ne procède pas tant d'un projet délibéré que d'une authentique inspiration spirituelle, fidèlement suivie : Taizé, est une parabole de communion, une source d’espérance et de réconciliation[39].

Cette attraction, et plus encore sa permanence, ont quelque chose d'étonnant car au fil des décennies la jeunesse a considérablement changée sans que la communauté se soit adaptée à leurs modes et à leurs attentes mouvantes. Marguerite Léna estime que c'est précisément parce que Taizé n'a pas fondamentalement changé que les jeunes «s'y reconnaissent »[40]. Mais Taizé ne s’est pas installé, ni institutionnalisé; on peut toujours y sentir une connivence entre la « dynamique du provisoire », typique de la communauté, et une jeunesse rebelle aux embrigadements[41].

Taizé a su créer une liturgie qui convient tant à l'agnostique de passage qu’au familier de l'oraison. Celle-ci s’est lentement simplifiée et universalisée par le contact quotidien avec les jeunes et leur diversité. Elle s’inspire de la tradition d’Orient et d’Occident en une sorte de liturgie des nations qui, par le jeu des langues, recrée, d’une certaine manière, l'unanimité symbolique perdue dans les temps anciens (Gn 11:1-9)[42].

Malgré le mélange de cultures, de traditions, de langues et de confessions religieuses, la communauté jouit d’une identité claire, solidement définie, grâce notamment au noyau monastique constitué par les frères. Ceux-ci ne sont pas des animateurs de jeunes, mais des hommes de prière. C’est peut-être cette identité ferme de la communauté et aussi sa capacité de vivre la différence dans l’unité, au-delà des barrières communément admises dans la société, qui attire les jeunes[43].

Le message de la communauté s’exprime dans un langage familier qui veut rejoindre l'expérience et assouvir les soifs de ses destinataires. À son arrivée le jeune se voit remettre une feuille qui lui indique le fondement et la finalité de la semaine qu'il va vivre : «Tu es venu à Taizé pour aller aux sources du Christ par la prière, le silence. Tu es venu pour découvrir un sens à ta vie, pour reprendre élan, pour te préparer à prendre des responsabilités là où tu vis». La démarche propose donc la rencontre avec le Christ qui le rejoindra dans son intériorité et lui fera prendre conscience de ses responsabilités[44]. Il s'agit ici de présence plutôt que d'efficience, d'être plutôt que de faire[45].

Un autre élément qui peut expliquer la puissance d’attraction de la communauté est son option fondamentale pour l’écoute et la disponibilité à l’égard de ceux et celles qui viennent :

Dès leur arrivée, les jeunes sont informés que des frères sont chaque soir à leur disposition dans l'église pour les «écouter». Le terme n'est pas choisi au hasard. Il touche une des grandes blessures du rapport actuel entre générations. Écouter n'est encore ni conseiller ni prescrire, c'est simplement permettre à l'expérience vécue, souvent tumultueuse ou conflictuelle, de se mettre en première personne, de se structurer en parole, d'entrer dans l’espace d'une relation interpersonnelle[46].

Les enseignements prodigués emploient peu le style impératif ou le terme de péché. On ne se situe pas dans une dynamique légaliste. On donne plutôt des points de repères, on place les jeunes dans une situation d’interrogation plutôt que d'injonction: « Que serait une liberté si, pour servir ses égocentrismes, elle en venait à entamer la liberté des autres ? » Ainsi est mise en œuvre une pédagogie qui, tout en proposant un itinéraire de conversion, respecte la mentalité propre des jeunes. On les invite à des choix qui découlent de la compréhension intérieure plutôt que de l’obéissance. La réalité du mal n'est pas pour autant occultée, elle est évoquée là où elle est effectivement visible : d'abord dans les blessures intérieures et aussi dans les manifestations de division et d’injustices dans le monde.

La communauté ne propose pas de militantisme dans une organisation appelée « Taizé ». Les jeunes n'ont pas le sentiment d'être les réceptacles de la Bonne-Nouvelle; ils sont invités, dès leur arrivée, à en être les partenaires et les témoins. Marguerite Léna pense que c’est là l’un des secrets du lieu : la confiance accordée a pour effet la responsabilisation immédiate:

Les responsabilités de l'organisation et de l'animation leur sont largement confiées; (…) Taizé est un lieu où il leur est fait confiance, où ils sentent et savent que leurs énergies créatrices sont attendues et sollicitées[47].

La communauté de Taizé agit par des signes et sur des signes. Elle rassemble des frères d'origines confessionnelles diverses et ainsi rend visible la communion ecclésiale brisée par l'histoire. Elle semble pouvoir tenir ensemble, sans contradiction apparente, des polarités souvent ressenties comme contraires: intériorité et engagement, « lutte et contemplation », organisation et improvisation, enracinement et universalisme[48]. Quand, trois fois par jour, à l'heure de la prière, les jeunes convergent vers l'église de la Réconciliation, la communauté présente un visage jeune, uni et renouvelé par l’Esprit. Les prières font l’objet de traductions simultanées dans une harmonie qui semble se rire des obstacles linguistiques et culturels.

Certes ces rencontres, au-delà des différences confessionnelles, économiques, politiques ou culturelles, ne sont qu’un signe dans un monde dont la réalité peut être tout autre. C’est une sorte de raccourci symbolique qui ne met pas à l'abri des déceptions ultérieures, lorsque le charme du lieu laisse place au retour dans le monde. Chacun est renvoyé à son cadre ordinaire de vie pour s’y engager, à sa manière, avec les forces et les intuitions qu’il aura su puiser dans son expérience spirituelle[49].

La mission de Taizé est donc, en grande partie symbolique, au sens le plus fort du terme. Elle rapproche, au-delà des obstacles de la division, les membres du Corps du Christ, dégageant ainsi la figure d’une Église unie dans l’amour et le respect des différences[50]… La communauté ne s’est pas donnée pour objectif d’attirer les foules, et pourtant des dizaines de milliers de jeunes continuent à s’y rendre chaque année. Le message d’unité que la communauté proclame en accord avec l’Évangile et l’espérance qu’elle signifie sont une puissante force qui aimante les chercheurs de paix, de cohérence et de réconciliation.

Lorsque l’Évangile est vécu à la lettre dans un monde qui est parfois si peu à sa ressemblance, il devient une lumière dans la nuit, un phare pour les nations. C’est ce que l’expérience de Taizé nous apprend, c’est la puissance du symbole et de l’exemple. Il en est ainsi chaque fois que des hommes et des femmes prennent Dieu au mot et qu’ils le suivent en son Fils. Il en est ainsi aussi pour les Missionnaires de la Charité, modèle présenté dans le paragraphe suivant.



NOTES

[37] Cf. M. LÉNA, « Taizé », Études, v.377, n. 1-2, 1992, pp. 112-113.

[38] Cf. ibid., p. 112.

[39] Cf. ibid., pp. 111-113.

[40] Ibid., p. 114.

[41] Cf. ibid., p. 114.

[42] Cf. ibid., pp. 114-115.

[43] Cf. ibid., pp. 114-115.

[44] Cf. ibid., p. 114.

[45] Ibid., p. 115.

[46] Cf. ibid., p. 116.

[47] Ibid., p. 117.

[48] Ibid., p. 119.

[49] Cf. ibid., pp. 118-119.

[50] Cf. ibid., p. 120.