9.1.1 Dichotomie entre proclamation de l’Évangile et œuvres sociales

La compréhension de la mission sous l’angle de la proclamation est commune à presque toutes les dénominations chrétiennes. L’emphase est mise sur l’enseignement et souvent sur la sacramentalisation, plutôt que sur l’implication sociale et l’accomplissement d’œuvres caritatives. Mais quand la proclamation et la sacramentalisation sont considérées comme le cœur de la mission, il est facile de glisser vers une pastorale de chiffres. Ainsi l'encyclique Rerum Ecclesiae du pape Pie XI de 1926 suggère une conception de la mission qui vise à adjoindre à l'Église catholique le plus grand nombre de personnes :

Surely the obligation of charity, which binds us to God, demands not only that we strive to increase by every means within our power the number of those who adore Him "in spirit and in truth" (John iv, 24) but also that we try to bring under the rule of the gentle Christ as many other men as possible in order that "the profit in his blood" (Psalms xxix, 10) may be the more and more fruitful and that we may make ourselves the more acceptable to Him to Whom nothing can possibly be more pleasing than that "men should be saved and come to the knowledge of the truth." (I Timothy ii, 4) [4]

McGavran définit la mission comme une entreprise consacrée à la proclamation de la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ et à convaincre les hommes à devenir ses disciples et membres responsables de son Église[5]. De cette définition de la mission découle des activités ecclésiales qui visent à rassembler de manière visible et à impliquer des hommes et des femmes dans la communauté chrétienne. La mission tend à se confondre avec la croissance numérique de l’Église. L’accent est mis sur la proclamation de l’Évangile, le rassemblement en communauté et la formation des disciples. Le mandat missionnaire d’évangélisation occulte le mandat social.

D’ailleurs, dans le MCE, le terme mission est essentiellement compris sous l’angle d’évangélisation. Les conseils qu’il diffuse invitent à donner à l’évangélisation, dans presque toutes les situations, la priorité sur les œuvres sociales[6]. Les théologiens et les pasteurs de ce Mouvement se justifient par le principe de cause à effet : la conversion a des conséquences sur le social. En fait, ils tiennent à cette priorité parce qu’elle produit des résultats en termes de chiffres.

Cette orientation entre dans leur logique missionnaire puisqu’ils considèrent la croissance numérique comme étant la volonté première de Dieu pour l’Église : In view of all this and much more evidence, must we not consider mission in the intention a vast and purposeful finding? (…) Does not the biblical evidence rather indicate that in the sight of the God Who finds, numbers of the redeemed are important? God Himself desires that multitudes be reconciled to Himself in the Church of Christ.[7] La croissance numérique devient donc un but essentiel, sinon « le » but de la mission. Ainsi les pasteurs s’organisent pour qu’elle se réalise et écartent tout ce qui ne la produirait pas.

Le risque est de ne s’occuper des malades et des pauvres que s’il en résulte de la croissance. On fait des œuvres de charité (caritas) et des oeuvres sociales seulement pour disposer favorablement les gens envers l'Évangile et les attirer à l’Église. L’amour que l’on montre aux personnes repose sur l’espérance que celles-ci rejoigne l’organisation ecclésiale. Il ne prend pas racine dans l’amour gratuit et désintéressé de Dieu. Si une personne refuse de se « convertir » et de se joindre à la communauté, on ne s’intéresse plus à elle ni à ses besoins, ni à ses détresses. De quel genre de témoignage s’agit-il ici; n’est pas une parodie d’Évangile ?

Dans le protestantisme nord-américain, d’où le Mouvement de la croissance des Églises est issu, la distinction entre la dimension sociale et la dimension eschatologique n’a pas toujours été si nette. Au XVIIIe siècle, on considérait ces deux « mandats » inséparables. Même pour ceux qui avaient été touchés par le Réveil évangélique, l'engagement dans la réforme sociale était une suite logique du renouveau[8]. Mais progressivement on constata un glissement vers la primauté du « mandat d'évangélisation » relié à la montée du fondamentalisme (ou pré-millénarisme). Les fondamentalistes réagissaient à ceux qui, dans le christianisme social, s’intéressaient presque uniquement au « mandat social » et qu’ils accusaient de connivence avec le monde (dans le sens johannique du terme). Entre 1900 et 1930, toute préoccupation sociale finit même par devenir suspecte[9] : La grande vague d'engagement soulevée par les réveils des XVIIIe et XIXe siècles s'était repliée en un sectarisme étroit et intolérant[10]. Malgré une contestation dans leurs propres milieux, cette mentalité perdure encore parmi les fondamentalistes protestants[11].

On peut en bonne partie attribuer la priorité « féroce » donnée à l’évangélisation dans le MCE à leur conception du salut. Le salut est compris chez eux essentiellement en terme eschatologique, c’est-à-dire qu’il regarde uniquement le salut éternel. McGavran est convaincu que la chose la plus importante qu’une personne puisse faire dans sa vie est d’accepter le salut ; salut compris comme la réconciliation avec Dieu grâce à un acte de repentir et de foi en Jésus[12]. Le salut signifie la rédemption des âmes individuelles.

David Bosch estime qu’au nom d’une telle sotériologie, on a, au long des siècles, considéré comme des « services auxiliaires » et non comme missionnaires de plein droit le soin des malades, des pauvres, des orphelins et autres victimes de la société :

Leur but était de disposer favorablement les gens envers l'Évangile, de les « amadouer » et ainsi de préparer le chemin pour le travail du vrai missionnaire, celui qui proclamait la parole de Dieu concernant le salut éternel. Dans la plupart des cas, on garda une stricte distinction entre les activités « horizontales », « externes » (œuvres de charité, éducation, aide médicale), d'un côté, et, de l'autre, les éléments « verticaux » ou « spirituels » du programme missionnaire (prédication, sacrements, pratique religieuse). Seuls ces derniers avaient une influence sur l'appropriation du salut[13].

On est dans une conception affaiblie du salut qui conduit le croyant à se préoccuper d'activités de recrutement plutôt que d’engagements dans la société[14]. Heureusement, au XXe siècle cette vision rétrécie du salut a été contestée, permettant l’apparition de nouveaux modèles missionnaires.



NOTES

[4] Pie XI, Rerum Ecclesiae, # 5, 1926, sur le site Internet du Vatican, http://www.vatican.va/holy_father/pius_xi/encyclicals/documents/hf_p-xi_enc_28021926_rerum-ecclesiae_en.html.

[5] D. McGAVRAN , op. cit., p. 26.

[6] Cf. ibid., p. 24.

[7] Ibid., p. 38.

[8] Cf. G. M. MARSDEN, Fundamentalism and American Culture. The Shaping of Twentieth-Century Evangelicalism: 1870-1925, New York/Oxford, Oxford University Press, 1980, p. 12.

[9] Cf. ibid., pp. 89-90.

[10] D. J. BOSCH, op. cit., p. 543.

[11] Cf. ibid., p. 543.

[12] Voici, dans les milieux évangéliques, un exemple de prière que l’on demande de faire aux personnes désireuses de recevoir le salut: Dear Jesus, I admit that I am a sinner and need your forgiveness. I believe that you are God's Son who died on the cross for me and was raised to life again. I am willing to turn away from my sin and receive your forgiveness. I now invite you to come into my heart as my Savior and as my Lord and and I commit my life to you. Thank you for saving me and help me to grow as a Christian. In Jesus' name, Amen!

[13] D. J. BOSCH, op. cit., p. 532.

[14] Cf. ibid., p. 533