9.2 L’expression « implanter des Églises » est-elle la meilleure ?

Le Mouvement de la croissance des Églises a l’avantage de tenir un discours sur l’Église au niveau local. Il se penche sur ses buts qui sont généralement considérés au nombre de quatre : évangélisation, formation des disciples, louange liturgique et service social[27]. De ces quatre buts, c’est l’évangélisation qui a la priorité, au point que tout le reste doit lui être subordonné : everything must be subordinated to it[28] car le but principal des Églises est de se multiplier : Churches have one main job – to multiply themselves[29]. C’est ainsi que le discours du MCE se transforme généralement en réflexion sur la mission et sur les méthodes à employer pour croître numériquement et implanter de nouvelles Églises. Pour élargir nos horizons et mieux comprendre la problématique de la croissance numérique dans l’Église locale, je ferai appel à la réflexion de Jean-Marie Tillard dans son livre L’Église locale, ecclésiologie de communion et catholicité.implanter des Églises. Nous serons ainsi plus en mesure de saisir l’identité de l’Église locale, identité qui va remettre en question une expression communément employée dans le MCE et les écrits sur la mission en général :

Jean-Marie Tillard a posé un regard sur la dimension locale de l’Église. Selon lui, il ne faut pas traiter de l’ecclésiologie de manière trop abstraite, c’est-à-dire séparée du lieu dans lequel l’Église est implantée. Une telle façon de procéder, dit-il, peut amener l'oubli des cultures, des traditions, des terreaux qui sont « chair » d’Église. En prenant trop de distance par rapport au lieu où s'implante l’Église, s'obscurcit sa dimension « charnelle »[30]. Le nouveau code de droit canonique de l’Église catholique, hélas, ignore l'expression Église locale , le diocèse est vu comme portion du peuple de Dieu (canon 369, 370, 371); pourtant le diocèse n'est pas une partie de l’Église universelle; il est l’Église universelle manifestée en un lieu déterminé. L'Église locale a pour matériau un tissu d'humanité[31]. D’où l’importance de tenir compte du contexte humain dans lequel on est inséré.

Tant que je n’ai pas précisé que je suis de l’Église de Chypre, de Crète, d’Alexandrie, de Finlande, de…, je n’ai pas dévoilé toute mon identité ecclésiale[32].

Les propos de Tillard viennent renforcer l’idée d’indigénisation des Églises locales. Car si l’Église locale tient son identité de la rencontre entre l’Évangile et le tissu concret de l'existence et qu’elle est à la fois Évangile vécu et implantation dans la cité humaine[33], on ne peut plus envisager d’implanter une Église « type » dans un lieu donné. Il est nécessaire de faire une greffe authentique sur le milieu et que la communauté chrétienne soit accueillante aux réalités humaines qui composent son environnement[34].

Reconnaître à l’Église sa dimension locale c'est rester fidèle à l'Écriture. C’est s’accorder à une ecclésiologie qui lie l’Église à l'œuvre de Dieu dans la création. Le but de l’Église locale ne devrait donc pas être la croissance numérique mais être accueil des réalités qui composent le milieu afin d’y greffer l’Évangile. Cet accueil permet la greffe de communion et de réconciliation qu’apporte la grâce du Christ sur les éléments blessés de l'humanité[35]. Il est plus juste de parler de greffe d’Église que d’implantation d’Église.

Les théologiens et pasteurs reliés au MCE estiment que l’on doit chercher à multiplier les Églises, mais, dit Tillard, malgré les visages différents des Églises locales, on ne peut dire que l’Église se multiplie[36]. En effet, la diversité des Églises locales n'équivaut pas à une partition de l'Église ou à un découpage selon différents lieux. Les formes institutionnelles ecclésiales ne constituent pas une fragmentation où l’Église perd son identité et devient simple partie d'un grand puzzle. Les Églises locales sont, chacune avec sa « différence », inscrites dans l'ephapax de l’Église de Jérusalem[37]. C’est-à-dire que chacune d'elles est l’Église, Une, Sainte, Catholique et Apostolique. Elles ne la constituent pas en formant la somme de ses réalisations. Chacune est présence authentique de l’Église apostolique dans les lieux et les temps de l'humanité actuelle.

L'Église ne se multiplie pas. L'Esprit intègre à la plénitude de la Pentecôte les lieux du destin humain[38].

Dans la vision de Tillard, l’Église est multiple, mais non multipliée. Dans cent Églises locales il n'y a pas plus d’Église qu'en l’Église de Jérusalem, tout comme dans cent pains eucharistiés, il n'y a pas plus de corps du Seigneur que dans un seul pain eucharistié. Quand une nouvelle Église locale est fondée, la katholou (totalité) de l’Église s'actualise en un nouveau lieu. L’Église en quelque sorte se dilate[39] et c’est à la Table du Seigneur que l'Esprit unit toutes les communautés dans le Corps du Christ qui est Corps des Églises[40].

L’importance de la dimension locale de l’Église nous invite, comme on le trouve souvent exprimé dans les écrits du MCE, à élaborer des actions ecclésiales en fonction du milieu et plus précisément en fonction des besoins et des souffrances de celui-ci.

McGavran insistait avec raison sur la nécessité de mettre sur pied des Églises « indigènes » locales, mais Tillard va plus loin en disant que si l’Église a su « faire passer au Christ » les grands courants de la philosophie, la mission chrétienne est de « faire passer au Christ », en en conservant des éléments majeurs, les grandes expressions culturelles et religieuses de l'humanité[41]. Par l'établissement d'authentiques Églises locales[42], la chair d'un peuple, d'une région, devient « chair du Christ » (Eph 5:28-32). Bien sûr, le danger peut être la radicalisation de la « différence » qui mettrait en péril la réconciliation universelle[43]; l’Église locale ne doit pas faire alliance avec un tribalisme ethnique, un clanisme raciste, au risque de mener à la destruction un élément de la mission chrétienne : instaurer « la fraternité universelle ».

On comprend que la mission est à comprendre encore plus sous l’angle d'une théologie de l'entrée de toute la richesse humaine et de toute la création dans le Christ[44]que sous l’angle d’une théologie de l'extension telle qu’on la trouve dans l’approche du MCE. Dans cette optique, il est plus approprié de parler de greffe que d’implantation d’Église. L’Église se greffe dans un milieu pour y apporter la réconciliation dans le Christ. Ainsi l’Église locale ne sera pas un espace séparé, mais plutôt un corps de réconciliation et de guérison greffé dans une réalité déjà existante.


NOTES

[27] Cf. T. RAINER, The Book of Church Growth : History, theology, and principles, Nashville, Broadman Press, 1993, p. 148.

[28] Ibid., p. 149.

[29] Ibid., p. 149.

[30] Cf. J.-M. R. Tillard, L’Église locale, ecclésiologie de communion et catholicité, Paris, Éditions du Cerf, 1995, pp. 284-285.

[31] Cf. ibid., p. 11.

[32] Ibid., p. 8.

[33] Cf. ibid., p. 365.

[34] Cf. ibid., p. 555.

[35] Cf. ibid., pp. 54-55.

[36] Cf. ibid., p. 553.

[37] Cf. ibid., p. 558.

[38] Ibid., p. 553.

[39] Cf. ibid., p. 75.

[40] Cf.. Concile œcuménique Vatican II, « Constitution dogmatique sur l'Église (Lumen Gentium)», # 23, Constitutions, décrets, déclarations, messages, Paris, Éditions du Centurion,1967.

[41] Cf. J.-M. R. Tillard, op. cit., p. 104.

[42] Cf. ibid., p. 142.

[43] Cf. ibid., pp. 9-10.

[44] Cf. ibid., p. 98.