9.1.2 De la conception eschatologique du salut à sa conception intégrale

Durant les dernières décennies, dans les différentes confessions chrétiennes, la critique a remis en question la sotériologie traditionnelle. La compréhension théologique a progressivement évolué pour embrasser une dimension sotériologique plus temporelle. Le salut a pu signifier la libération de la superstition religieuse, I'attention au bien-être de l'humanité et à son progrès moral. Les êtres humains ont alors été considérés comme des agents actifs et responsables du salut appelés à utiliser la science et la technologie pour réaliser des progrès matériels et entraîner des améliorations sociopolitiques dans le monde présent.

Une première réaction des Églises face à ces différents enrichissements - aussi bien dans les milieux catholiques que protestants - fut de continuer à définir le salut en termes traditionnels. Mais une seconde réaction fut de prendre au sérieux ces nouvelles perspectives théologiques. Le Christ n’était plus considéré seulement comme le sacrifice propitiatoire pour l’humanité mais aussi comme l'être humain idéal, un exemple à suivre, un maître de morale. Dans ce paradigme sotériologique émergeant, la faute et le salut ne séparent ou n'unissent pas seulement Dieu et les humains, mais les humains entre eux[15] :

La venue « verticale » de Dieu dans le monde se manifeste dans des relations « horizontales » transformées, heureuses : la relation de salut entre Dieu et l'homme se concrétise dans la conversion de la personne envers son frère et sa sœur. Le péché est - selon des catégories empruntées à Marx - I'aliénation des humains. Le salut n'est pas dépendant de la transformation des personnes, mais fait irruption quand des structures perverties et injustes sont abolies[16].

L’évolution de la conception du salut amena la Commission Mission et Évangélisation (CME) à Bangkok en 1973, à présenter le salut comme se manifestant dans la lutte : 1) pour la justice économique contre l'exploitation; 2) pour la dignité humaine contre l'oppression; 3) pour la solidarité contre la division; et 4) pour l'espérance contre le désespoir dans la vie personnelle (COE[17] 1973: 98). Dans les milieux catholiques, l’interprétation plus large du salut se manifesta particulièrement dans la théologie de la libération. Les chrétiens prient pour que le règne de Dieu arrive et que sa volonté soit faite sur la terre (Mat 6:10); il s’ensuit que de se soucier de l'humain, vouloir vaincre la famine, la maladie et la perte du sens, fait partie du salut que l’on espère et auquel les chrétiens ont à travailler. Ils ont à lutter contre la haine, I'injustice, I'oppression, la guerre et les autres formes de violence qui sont des manifestations du mal[18] :

Sans aucun doute, l’interprétation du salut qui a vu le jour dans la réflexion et la pratique missionnaire récente, a introduit des éléments sans lesquels la définition du salut serait dangereusement étroite et anémique. Dans un monde où les gens sont interdépendants et où chacun existe dans un réseau de relations interhumaines, il est absolument indéfendable de limiter le salut à l'individu et à sa relation personnelle avec Dieu[19].

La dichotomie entre évangélisation et activités sociales fut contestée au Conseil œcuménique des Églises (COE) de 1982, on y déclara :

Il n'y a pas d'évangélisation sans solidarité, pas de solidarité chrétienne qui n'implique que nous transmettions notre connaissance du Royaume, promesse de Dieu aux pauvres de ce monde. Le critère de crédibilité est double : une proclamation qui ne parle pas des promesses de la justice du Royaume adressée aux pauvres est une caricature de l'Évangile; mais si la participation des chrétiens aux luttes pour la justice ne renvoie pas aux promesses du Royaume, elle présente aussi une caricature de la justice telle que la comprend la foi chrétienne[20].

Grâce à ces progrès de la réflexion théologique, on peut mieux comprendre que le salut n’est pas hors de ce monde (salus ex mundo) mais aussi de ce monde (salus mundi)[21]. Il se produit dans le contexte humain d’une société qui chemine vers la réconciliation. Il est donc important que l’on assigne de plus en plus comme but à la mission le service d'un salut qui ne soit pas seulement eschatologique ou éternel mais « global », « intégral », « total » ou « universel », dépassant ainsi le dualisme inhérent aux modèles traditionnels ou même plus récents. En effet, la mission ne peut être ni séparée d’avec la lutte pour la justice, ni confondue avec elle[22]. En Yahvé, réside un engagement dans l'histoire qui prend la défense des faibles et des opprimés[23]. Aux yeux de Dieu « les derniers sont les premiers ». La foi et la vie sont inséparables; ainsi l’engagement missionnaire doit se faire à plusieurs niveaux : libération des situations sociales d'oppression et de marginalisation, libération des servitudes personnelles et libération du péché qui brise l'amitié avec Dieu et les autres êtres humains[24]. En Jésus, il n’y a ni alternative, ni priorité entre l’évangélisation et humanisation, entre la conversion intérieure et l'amélioration des conditions de vie, entre la dimension verticale de la foi et la dimension horizontale du service.

La mission de l’Église ne peut être aujourd’hui que plus largement comprise comme communication de l’amour gratuit de Dieu, et l’Église est appelé à en être le symbole vivant. Le salut est plus global que le simple salut des âmes. Les chrétiens sont appelés à contribuer à l'humanisation de la société et jouent aussi un rôle d'éveilleurs de consciences. Le salut qu’ils proposent devrait être non seulement eschatologique mais aussi actuel, son effet étant la réconciliation des êtres humains entre eux et avec Dieu, il invite à convertir les structures injustes du monde. Il est nécessaire de trouver une voie d’évangélisation qui soit au service de la personne humaine tout entière; il nous faut embrasser l'individu dans sa dimension intégrale aussi bien que la société, le présent aussi bien que l'avenir[25].

La problématique de la recherche de croissance numérique est singulièrement éclairée grâce à l’étude du lien entre la mission et le salut. Une mission découlant d’une conception étroite du salut ne peut qu’accentuer la recherche numérique : on rassemble les personnes dans un même lieu visible pour les « sauver » du monde en attendant la manifestation eschatologique du Seigneur. Mais si la compréhension du salut s’élargit, et que l’on considère celui-ci comme étant « global », « intégral », « total » ou « universel », on arrive à concevoir une mission chrétienne qui dépasse le dualisme entre évangélisation et œuvres sociales et qui évite ainsi de mettre l’accent sur la poursuite numérique. On se met au service de la personne humaine et de la société tout entière : l'âme et le corps, le présent et l'avenir, les systèmes et les structures.

Le caractère intégral du salut demande que le champ de la mission de l’Église soit plus global que ce n'a été traditionnellement le cas[26]. Le salut est aussi vaste et profond que les besoins de l'existence humaine. Être en mission, c'est proclamer, par l'action et par la parole, que le Christ est mort, ressuscité et agissant pour transformer et sauver les vies humaines dans le présent et l’avenir. De la tension entre le déjà là et le pas encore du règne de Dieu, surgit l’engagement dans le monde.


NOTES

[15] Cf. ibid., p. 533.

[16] Ibid., p. 533.

[17] Conseil œcuménique des Églises

[18] Cf. D. J. BOSCH, op. cit., p. 535

[19] Ibid., p. 535.

[20] Conseil œcuménique des Églises (COE), Mission et Évangélisation (ME), 1982, § 34.

[21] Cf. A.-M. AAGAARD, « Missio Dei in katholischer Sicht », Evangelische Theologie, vol. 34/1974, pp. 429-431.

[22] Cf. D. J. BOSCH, op. cit., p. 539.

[23] Cf. ibid., p. 593.

[24] Cf. G. Brakemeier, « Justification, Grace, and Liberation Theology: A Comparison », The Ecumenical Review, vol. 40/1988, p. 216.

[25] Cf. D. J. BOSCH, op. cit.,p. 538.

[26] Ibid., p. 539.